Par Gérard Dumont, le 2000/03/08.
L'exposé qui suit peut paraître aller à contre-sens de certaines idées bien ancrées dans l'esprit des collectionneurs de plantes succulentes. Il n'a pas pour but d'apporter la contradiction à quiconque et encore moins d'entamer une polémique. Il tente seulement d'élargir une certaine vision des choses sur un sujet d'actualité : “la protection et la conservation”, sujet de plus en plus souvent abordé dans la “presse cactophile” et, à mon sens, très souvent mal présenté par celle-ci (maladresse ou volonté ?) et de ce fait mal interprété par certains lecteurs…
On essayera donc ici d'évaluer…
Cet exposé se propose donc d'essayer d'estimer l'utilité réelle des collections d'amateurs comme moyen de préservation des plantes rares ou menacées qu'elles recèlent. Bien que les mécanismes biologiques énoncés plus loin soient connus de longue date, ils sont encore trop souvent négligés ou mal interprétés par de nombreux amateurs. Une présentation successive de ces mécanismes, telle qu'elle sera effectuée, n'est qu'une nécessité didactique, car en pratique ceux-ci se présentent de manière intriquée et sont difficilement dissociables. Malgré cela, certains lecteurs pourront trouver cette présentation inutilement compliquée, mais il était difficile de simplifier à l'extrême certains concepts et problèmes alors que le but de ces lignes est justement de dénoncer l'approche trop souvent simpliste qui en est faite par les amateurs et, bien souvent aussi, par la presse cactophile.
Tout au long de cet exposé on ne devra pas perdre de vue que la préservation isolée d'un végétal, que ce soit in situ ou ex situ, n'est que l'abord d'un problème par le petit bout de la lorgnette, et s'intègre dans un cadre beaucoup plus vaste qui est celui de la préservation des biotopes et de leurs biocénoses (d'un point de vue spatial) et des écosystèmes (d'un point de vue fonctionnel). Et dans ce cadre étriqué de la préservation isolée d'un organisme, la conservation ex situ, c.à.d. en culture, reste elle-même marginale et secondaire par rapport à la conservation in situ, c.à.d. dans son milieu naturel.
Les succulentophiles gardent en culture essentiellement des plantes naturelles, les cultivars étant très minoritaires dans ce genre de collection (du moins le pensent-ils… On verra plus loin que la réalité est souvent bien différente). Or nombre de leurs grassouillettes protégées sont des plantes rares et ponctuelles dans leurs milieux naturels, et souvent menacées, le plus souvent du fait d'activités humaines (aménagements fonciers, agriculture, pastoralisme, cueillette… ).
A noter que les notions de rareté et de péril sont, dans une certaine mesure, indépendantes. En effet, la rareté d'une plante ne signifie pas forcément qu'elle est en péril, et la rareté ne justifie donc pas à elle seule la mise en place de mesures de protection. A l'inverse, la rareté d'une plante n'est pas obligatoirement nécessaire à la mise en place de telles mesures, un péril pouvant s'exercer sur une plante encore relativement commune. Il est donc indispensable d'adjoindre une troisième notion, celle de vulnérabilité, plus adaptée mais souvent négligée.
Comme il n'est pas toujours possible d'intervenir sur les facteurs locaux de mise en péril d'une plante, il paraît donc logique, aux yeux de beaucoup d'amateurs, que l'introduction et la multiplication en culture d'une plante menacée soit un facteur bénéfique pour sa préservation. A leurs yeux, le bénéfice de cette mise en culture s'exerce à deux niveaux :
Il est indiscutable que l'introduction en culture d'une plante menacée ET présentant un intérêt horticole (comme le sont une grande partie des plantes succulentes) diminue la “pression de collecte” qui pèse sur celle-ci dans son milieu naturel. Cette “pression de collecte” est d'autant plus élevée que l'absence ou la rareté d'une plante en culture accroît une demande déjà fortement stimulée par la rareté de la plante in situ. Cet effet boule de neige ne peut être cassé que par l'introduction et la diffusion large en culture de toute plante rare sur laquelle s'exerce une demande horticole. Cette conséquence favorable est donc tout à fait exacte, et en cela la mise en culture de plantes menacées, et leur introduction dans les circuits commerciaux ou associatifs, sont effectivement des éléments très favorables à la préservation de celles-ci.
Malheureusement, l'intérêt réel de la mise en culture pour la préservation des plantes est souvent mal interprété par les amateurs. Bien que ceux-ci soient généralement conscients de cet impact favorable sur les prélèvements in situ, ils minorent souvent cet intérêt majeur au bénéfice d'un concept totalement fantasmatique de “conservation” en culture, concept qui va souvent jusqu'à assimiler préservation et mise en culture. De là à assimiler les collections d'amateur à un moyen de conservation et de préservation des plantes qui y sont gardées en culture, il y a un pas qui est souvent trop vite franchi…
Là est la profonde erreur commise par la plupart des amateurs, quand ils pensent que, si, par malheur, les plantes concernées venaient à disparaître de leurs milieux naturels, il serait possible de les réintroduire in situ en utilisant des exemplaires issus de culture. D'où l'importance supposée des collections d'amateurs vues comme un vaste conservatoire décentralisé de matériel végétal vivant. Cela n'est pourtant pas totalement faux mais…
Et d'abord, par quelle procédure de mise en culture pourrait-on assurer au mieux la conservation ex situ d'une plante naturelle rare et menacée ? Si vous posez cette question autour de vous la réponse a de fortes chances de ressembler à peu près à celle-ci :
Ce tableau idyllique mais simpliste appelle une seule observation : TOUT FAUX !
Eh oui, tout faux, ou à peu près, car le protocole énoncé ci-dessus est farci d'erreurs méthodologiques. En agissant ainsi on ne fera que dissimuler sous un alibi de préservation ce qui n'est bien souvent que le hobby de la collectionnite (ce qui n'a rien de honteux) ou du commerce (ce qui est tout aussi honorable), ou pire on croira être efficace en toute bonne foi…
Reconnaissons que le protocole énoncé plus haut reste dans certains cas un moindre mal, et si la plante disparaissait, on pourrait effectivement tenter une réintroduction sur les sites naturels en utilisant des plantes cultivées, mais… cela ne serait qu'un pis-aller, à défaut d'autre chose ! Et peut-être pas sans risque pour le milieu d'origine ! Ni sans risque pour la plante elle-même en cas de persistance de quelques effectifs relictuels de celle-ci ! (cf. plus loin). En effet, le coeur du problème se situe là : avec l'existence faussement rassurante d'exemplaires en culture, on croit être en mesure de réintroduire si nécessaire une plante disparue ou raréfiée, alors qu'on n'en possède plus que le souvenir sous la forme d'une caricature dégénérée et souvent abâtardie.
En effet, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, Conserver une plante naturelle en culture est difficile voire impossible à long terme, et cela n'a rien à voir avec la difficulté de sa culture ! Nous allons essayer de voir pourquoi :
Comme en toute chose, l'important est d'abord de savoir ce que l'on fait et de quoi l'on parle. On cherchera donc à définir…
On abordera ensuite…
Tout d'abord cessons de parler de plante mais plutôt d'espèce ou mieux de population. Une espèce n'est d'ailleurs qu'un niveau particulier de population, et une population à préserver correspond très souvent à un rang inférieur à l'espèce (forme géographique, variété, sous-espèce, etc.). Notons qu'une espèce n'est pas forcément un groupe homogène, et que la définition de cette notion est difficile et remplirait des ouvrages entiers. On simplifiera en disant qu'une espèce est une population globale d'individus apparentés et interfertiles et présentant une discontinuité de variation avec les autres populations, la notion classique d'isolement reproductif est trop souvent contredite par les faits pour être retenue, et il est sans doute préférable de la considérer plutôt comme un moyen de la spéciation que comme une conséquence de celle-ci.
Intrinsèquement, une population se définit par l'éventail des variantes de ses gènes et génotypes (c.à.d. des stocks de gènes propres à chaque individu) ce que nous appellerons par la suite sa base génétique, ainsi que par les combinaisons et les fréquences relatives des divers allèles qui sont le support de cette variation, ce que nous appellerons sa composition génétique. La base génétique et la composition génétique représentent la diversité génétique de cette population. Pour utiliser une image on pourrait dire que la base génétique est le catalogue complet des pièces détachées, la composition génétique correspond aux divers plans d'assemblage de ces pièces, et la diversité génétique est le dossier qui renferme l'ensemble de ces documents.
Extrinsèquement, une population se définit par le milieu naturel auquel elle est inféodée, le milieu se définissant lui-même comme la somme et l'interaction des agents climatiques, édaphiques (liés au sol), et biotiques (les autres êtres vivants). En y intégrant la notion de temps, et donc de succession des générations sexuées, une population est alors un équilibre dynamique permanent entre la pression de sélection propre à son milieu et la capacité de variation des génotypes représentatifs de la population. Cette capacité de variation repose elle-même sur une variabilité intrinsèque préexistante (c.à.d. que de nombreuses variantes plus ou moins favorables ou indifférentes existent pour chaque gène) et sur les mutations des gènes (aléatoires mais survenant avec une fréquence fixe propre au génotype) ainsi que sur les recombinaisons de ceux-ci.
La notion de population considérée comme un équilibre dynamique est fondamentale. Bien qu'une population ne soit en fait qu'un ensemble d'individus, son comportement dans le temps s'oppose totalement à celui d'un individu, celui-ci pouvant être assimilé à un équilibre non pas statique mais stable avec son milieu, contrairement à l'équilibre dynamique que représente une population. Sur une période donnée, une population s'adapte à son milieu alors qu'un individu s'accommode à son milieu, c'est-à-dire qu'en cas de modification des conditions de l'équilibre durant cette période, l'individu conserve une possibilité de retour à son état antérieur (par réversibilité des accommodats phénotypiques) mais pas la population (du fait de l'apparition de variants génotypiques irréversibles). Ce que l'on cherche à conserver n'est donc pas un simple ensemble d'individus mais l'équilibre dynamique complexe que représente une population naturelle. Et cet équilibre va devoir être conservé en dehors de son contexte, alors que ce contexte est précisément l'un des facteurs intervenant dans l'équilibre en question ! Nous voilà déjà au départ avec un problème de quadrature du cercle !
Ce que l'on cherche à conserver étant défini, essayons maintenant de définir ce que signifie “conserver”. Pris dans son sens le plus général ce terme signifie “maintenir intact”, qu'en est-il si on applique cette notion à une population naturelle mise en culture ?
Conserver une “plante” ex situ ce n'est pas en repiquer quelques exemplaires au fond d'un pot, la semer comme de la salade, et la distribuer tous azimuts. Dans ce cas on la cultive mais on ne la conserve pas.
Conserver une “plante” ex situ c'est essayer de garder inchangée en culture sa diversité génétique, c'est-à-dire maintenir en culture tout l'éventail de variation génétique d'une population naturelle, que cette variation soit exprimée ou non. La conservation d'une population devra donc concerner autant sa base génétique (c.à.d. conserver présentes toutes les variantes de ses gènes) que sa composition génétique (c.à.d. conserver inchangée la fréquence à laquelle on rencontre tel ou telle variante d'un gène dans la population, ainsi que les diverses combinaisons de ces variantes).
La conservation en culture d'une population est donc l'action globale (c.à.d. qui débute dès la collecte in situ) qui permet de préserver ex situ toutes les caractéristiques et tout le potentiel génétique de cette population, et donc de préserver également intactes ses capacités d'adaptation et d'évolution ultérieures, et cela sur une durée la plus longue possible. En fait, cela étant, comme on le verra plus loin, très utopique, on considérera que l'action qui vise à minimiser les altérations génétiques inhérentes à la culture est déjà de la conservation .
Nous avons donc défini ce que devrait être la conservation en culture et à quoi elle s'appliquait. Revenons maintenant au protocole intuitif énoncé précédemment pour en découvrir les erreurs et insuffisances. On constate qu'en suivant celui-ci à la lettre des problèmes surgissent déjà dès le départ, et vont ensuite gêner, voire définitivement empêcher, une conservation efficace.
Dés la mise en culture suivant immédiatement la collecte on est confronté aux problèmes suivants :
Quelques explications concernant cette dernière affirmation :
On voit donc que dés le début de la mise en culture la population introduite n'est souvent déjà pas plus tout à fait celle que l'on veut conserver !
Deux conséquences d'emblée très néfastes à une éventuelle réintroduction sont importantes à signaler :
Le biais méthodologique initial et brutal lié aux conditions du prélèvement, tel qu'il vient d'être énoncé, n'est hélas pas tout ! Une fois en culture la population introduite va devoir être multipliée, du fait même de ses effectifs initiaux beaucoup trop restreints…
Le choix de la reproduction sexuée est alors le plus souvent fait. Ce choix est généralement motivé soit par la difficulté de la multiplication végétative de la plante concernée, soit, le plus souvent, par une plus grande productivité et par des raisons logistiques comme la facilité d'envoi à distance de graines plutôt que de plants, etc. Trop souvent aussi, ce choix est fondé sur des raisons plus philosophiques que rationnelles que sont les aspects plus “naturels” et “physiologiques” de la reproduction par graines.
Or, du fait de la voie sexuée, une variation progressive va se produire en culture et faire diverger un peu plus les caractéristiques de cette population initiale, déjà partielle et insuffisamment représentative, et totalement isolée de sa population générale d'origine. Par population “isolée” il faut entendre que tout flux de gènes est interrompu entre elle et la population d'origine, le facteur géographique en est évidemment la cause mais est en lui-même accessoire. Cette variation progressive on la nomme dérive génétique. Remarquons que l'isolement d'une fraction faible et donc non totalement représentative d'une population générale suivi d'une évolution séparée d'avec celle-ci est l'un des mécanismes naturels de l'endémisation des populations connu sous le nom d'effet de fondateur. Mais là n'est pas le but recherché par la conservation, puisque c'est même totalement l'inverse, et pourtant on le reproduit expérimentalement en culture sans toujours en prendre conscience !
Les raisons de la dérive génétique rapide, au fil des générations sexuées, d'une population naturelle maintenue en culture, sont les suivantes :
Nous venons donc de voir la réalité du phénomène de la dérive génétique au niveau du patrimoine génique d'une population naturelle que l'on tente de conserver en culture. Mais en pratique, que constate-t-on ? Qu'observe-t-on concrètement ?
Eh bien, en fait fort peu de choses !
La dérive génétique est un phénomène sournois car son expression n'est pas toujours directement observable. En effet les populations altérées par la culture ne sont pas forcément identifiables comme telles sur leur seul aspect morphologique, et en fait ne sont souvent même pas identifiables du tout ! Certaines modifications morphologiques éventuellement constatées en culture ne peuvent même pas servir d'indice d'altération car elles ne sont généralement que de l'ordre de l'accommodat phénotypique (c.à.d. la modulation de l'expression d'un génotype en fonction du milieu ambiant et non sa modification génétique). Les altérations induites par la culture sont en effet pour l'essentiel soit des pertes de potentialité sans expression concrète immédiate, soit des variations de nature physiologique. N'oublions pas que l'aspect morphologique d'une plante n'est que la partie émergée de l'iceberg que constitue l'expression de son génotype et qu'un individu peut être profondément différent de ses cousins sauvages sans qu'il en diffère extérieurement par un seul poil !
L'aspect bien portant et très “naturel” de certaines plantes en culture peut faire l'honneur et la fierté de celui qui les entretient sans que cela signifie quoi que ce soit quant à la qualité de leur conservation. A l'inverse, un ramassis d'horribles greffons difformes et étiolés peut fort bien constituer une collection de grande valeur biologique !
Seul l'éventuel échec de la réintroduction en milieu naturel des plantes de culture risquerait d'apporter la confirmation bien tardive de leur altération (quelques exemples malheureux ont été rapportés avec d'autres types de végétaux que les succulentes… ). S'il s'agit d'une réintroduction après disparition totale d'une population naturelle, l'échec peut paradoxalement être considéré comme un moindre mal, car il ne fait qu'éliminer des plantes devenues aberrantes. Mais en cas de simple tentative de renforcement des effectifs d'une population naturelle fortement raréfiée, ce qui représente une éventualité non exceptionnelle, on peut involontairement altérer celle-ci par les croisements naturels qui risquent de se produire avec les individus réintroduits mais altérés, et ainsi abâtardir ou dégrader définitivement les caractéristiques qui faisaient l'originalité de cette population relictuelle, voire accélérer ainsi un peu plus sa raréfaction et sa disparition ! D'où l'importance de tenir compte de ces problèmes d'altérations non directement décelables et de ne pas considérer la possibilité d'une réintroduction comme une panacée mais seulement comme une procédure de dernier recours. Pour utiliser une métaphore maritime on pourrait dire que les plantes de culture sont l'ancre de miséricorde des populations naturelles dont elles sont issues, et que la culture est la rouille qui ronge cette ancre…
La dérive génétique est un phénomène naturel général et n'est bien sûr pas le propre des seules plantes mises en culture, mais son expression est accentuée et surtout fortement orientée par la mise en culture, alors qu'en conditions naturelles stables cette dérive est négligeable à l'échelle humaine. En toute rigueur, il faudrait donc dire que le problème n'est pas en soi la dérive génétique des populations en culture mais la différence entre cette dérive et celle des populations naturelles.
On considère classiquement qu'il suffit seulement de 3 à 4 générations sexuées en culture pour que la dérive génétique cesse d'être négligeable, c'est-à-dire que la dernière génération de la population en culture ne sera plus génétiquement assimilable à la population naturelle. Ce chiffre étonnamment bas n'est bien sûr qu'un ordre de grandeur variable suivant l'espèce concernée, et surtout valable pour les espèces allogames. Une telle rapidité peut paraître paradoxale, sachant que les phénomènes de l'évolution sont par nature excessivement lents. Le paradoxe n'est qu'apparent car, dans ce cas, il s'agit surtout de sélection et d'élimination de types et de facteurs génétiques préexistants ce qui explique la rapidité de survenue de ces phénomènes. Malheureusement la rapidité en ce domaine n'est pas synonyme de réversibilité et il suffit donc de quelques années de culture pour altérer définitivement le résultat de plusieurs milliers d'années d'évolution…
A la lecture de ce qui vient d'être exposé, une solution semble s'imposer : utiliser exclusivement la multiplication végétative (bouturage, marcottage, greffage, micropropagation in vitro) pour toute culture à but de conservation. En effet, cette technique paraît empêcher a priori toute dérive génétique et abâtardissement.
Comme souvent en biologie rien n'est jamais totalement blanc ou noir, et la multiplication végétative stricte n'est, elle non plus, pas totalement dénuée du risque d'altération du patrimoine génétique de la population conservée, bien qu'en ce cas le risque soit beaucoup plus faible. Si, en pratique, on peut souvent le considérer comme négligeable, on ne peut pour autant le considérer comme nul.
En effet, une plante est un organisme à embryogenèse continue et conserve donc, contrairement à la plupart des animaux, des tissus de type embryonnaire (c.à.d. peu différenciés et totipotents) actifs jusqu'à sa mort. Ces tissus forment, entre autres, les cellules actives des méristèmes des zones de croissance apicale. Des mutations spontanées peuvent donc survenir à ce niveau et être amplifiées par la multiplication cellulaire. La multiplication végétative, en séparant un rameau muté, peut alors en faire un nouvel individu génétiquement différent de son pied-mère bien que cloné à partir de celui-ci. Ce mécanisme est d'ailleurs celui des “sports” ou “mutations de bourgeons” si recherchés par l'horticulture (nombreux rosiers et camélias, la plupart des plantes panachées, etc.) et explique qu'il existe souvent diverses formes légèrement différentes de certains clones-cultivars anciens alors que ceux-ci devraient logiquement être identiques puisque originellement issus d'un seul et même individu. Les mutations végétatives peuvent concerner certains gènes mais parfois aussi les génomes eux-mêmes : polyploïdie, chromosomes surnuméraires, etc. A noter que ce type de mutation entraîne la plupart du temps la formation d'individus en chimère, c.à.d. constitués de la juxtaposition-intrication de plusieurs lignées cellulaires génétiquement distinctes (une mutation somatique ne concerne au départ qu'une cellule unique et n'est transmise qu'à la seule descendance de celle-ci). En fait une mutation végétative est toujours une chimère au départ mais l'une des lignées cellulaires peut prendre l'avantage avec le temps sur ses voisines, avec possible élimination de la mutation ou parfois au contraire élimination des lignées cellulaires non mutées et donc fixation de la mutation. Paradoxalement, c'est la reproduction sexuée, dont on a vu tous les désavantages par ailleurs, qui peut le mieux corriger ou éviter ce problème. En effet, la zone florale d'un méristème apical est une zone qui reste quiescente lors de la phase végétative de ce méristème ; elle est donc peu sujette aux mutations, et les gamètes ne seront donc en général pas porteurs des éventuelles mutations végétatives survenues auparavant sur l'axe qui porte les fleurs. En pratique, les mutations somatiques ne posent problème qu'en cas de multiplication végétative intensive et prolongée, mais peuvent devenir le problème numéro un en cas de multiplication in vitro (dans ce contexte on utilise souvent le terme de mutations somatoclonales). Celle-ci peut pourtant paraître une alternative tentante pour certaines plantes au taux de multiplication végétative très bas (peu de rejets ou ramifications, enracinement ou greffage difficile, etc.) mais on constate que le taux de mutation croît avec l'indifférenciation du tissu cultivé : très élevé pour les cals, il est plus faible pour la micropropagation d'apex isolés. Technique intéressante pour la production de masse, la multiplication in vitro est donc à manier avec des pincettes dans une optique de conservation ex situ de populations menacées.
Un dernier problème potentiel lié à la multiplication végétative, mais non des moindres, est celui de la possible accumulation de viroses avec le temps. Mais les virus à l'état libre (état virulent) sont rarement transmis par les gamètes, et la reproduction sexuée peut donc comme précédemment régler le problème, tout comme, dans une certaine mesure, la culture in vitro à partir de méristèmes. Cependant, on a constaté chez les végétaux que certains virus ont la capacité de s'intégrer au génome et ainsi de se transmettre à l'état latent (mais sont-ce encore des virus ? ) par la mitose/méiose et ces génomes porteurs de gènes étrangers viraux ne seront donc plus tout à fait ceux que l'on souhaitait préserver au départ…
Un autre type d'altération lié à la conservation en culture est très souvent négligé, car il passe parfaitement inaperçu. Il n'est pas d'ordre génétique mais écologique et peut entraîner des conséquences aussi graves qu'imprévisibles. Cette altération est d'autant plus perverse qu'elle ne touche pas directement les plantes conservées en culture, mais que celles-ci sont néanmoins les vectrices de perturbations graves si l'on tente de les réintroduire dans leur milieu naturel.
En effet, Les microflores et microfaunes associées aux végétaux conservés sont profondément différentes en culture de ce qu'elles sont en milieu naturel. Or, il est quasi impossible de réintroduire une plante sans réintroduire des myriades de “passagers clandestins” (micro-organismes, graines, spores… ) issus du milieu de culture, et qui étaient pour la plupart étrangers au milieu qui les reçoit. Ceux-ci pourront éventuellement s'y implanter et ainsi bouleverser les écosystèmes en place. En effet la discrétion apparente des divers micro-organismes, bactéries, protozoaires, algues, champignons, bryophytes, micro-insectes, micro-vers, etc. ne doit pas faire minorer leur importance qui est essentielle dans l'équilibre des milieux, et on n'introduit pas ce genre de matériel biologique sans risques majeurs pour le milieu récepteur, sans parler de celui de l'introduction d'éventuelles graines d'adventices…
Le seul moyen de contourner de problème des “passagers clandestins” serait une culture des plantes sur substrat inerte et en conditions stériles, mais la possibilité de réadaptation directement en milieu naturel de telles plantes est en général illusoire et constamment vouée à l'échec (pour des raisons diverses : sensibilité aux infections bactériennes et fongiques, implantation et croissance difficile par absence de mycorhizes préalables, etc.).
Le problème des “passagers clandestins” montre que les risques engendrés par une tentative de réintroduction d'une plante dans son milieu naturel dépassent de beaucoup celui du simple échec ou de l'altération des populations restantes de la plante en question et peuvent aller jusqu'à une modification irréversible de certains équilibres en place. Nous avons vu auparavant que la réintroduction devait être le dernier recours pour une population, et nous constatons maintenant que les dangers générés par cette réintroduction vont bien au-delà de la seule population concernée et peuvent également toucher les écosystèmes. Le rapport bénéfice/risque doit donc être mûrement pesé avant de jouer à l'apprenti-sorcier, et sérieusement pris en compte pour évaluer l'intérêt et l'utilité réelle de cultures de conservation, même bien conduites…
Après ces aspects souvent théoriques, abordons les conséquences pratiques sur la mise en culture. Que peut-on déduire de ce qui précède pour établir une conduite à tenir susceptible de minimiser les altérations génétiques, puisque là se situe le problème majeur, ceci dans un but de conservation ex situ plus efficace :
Que ceux qui doutent encore de la réalité des phénomènes de dérive génétique et de la rapide non-conformité des plantes reproduites en culture avec leurs ancêtres naturels considèrent le fait suivant :
Bien que ce phénomène ne soit pas constant, il est trop souvent constaté pour pouvoir être nié. L'explication intuitive qui en est donnée est généralement la suivante :
Cette explication n'est pas totalement fausse. En effet, cette fameuse “acclimatation” peut correspondre au temps nécessaire pour que la plante introduite développe un nouvel accommodat phénotypique plus approprié avec les conditions de la culture.
Cette explication est cependant insuffisante, car cette différence persiste souvent au-delà de la phase critique d'introduction en culture, et de surcroît peut, dans une moindre mesure, se constater sur des individus issus de graines naturelles (c.à.d. des graines prélevées in situ et élevées en culture).
Ce phénomène fréquent n'est en fait que le témoin de la dérive génétique des lignées en culture, et donc d'un certain niveau d'adaptation de celles-ci aux conditions de cette culture. Cette dérive est le fait de la non prise en compte des problèmes signalés auparavant et de certains mécanismes de sélection involontaire (ou volontaire… ). L'amateur croît donc cultiver des représentants d'une espèce naturelle, alors que ce n'en sont bien souvent plus que des apparences, des monstruosités biologiques assimilables à des cultivars. Malheureusement, ces plantes dénaturées sont de piètre valeur d'un point de vue scientifique et donc d'une utilité médiocre d'un point de vue de la conservation.
Une autre preuve concrète de cette profonde altération des plantes en culture risque, comme il a été signalé auparavant, d'être la difficulté ou l'échec de leur éventuelle réintroduction in situ. Espérons seulement que cette dernière éventualité ne soit pas indispensable au lecteur pour qu'il se forge sa propre conviction…
Les problèmes de dérive génétique sont difficilement contournables dans le cas des plantes annuelles dont on ne peut pas limiter le nombre de générations sexuées en culture, hormis par la conservation prolongée de leurs semences. Mais il se trouve que les plantes succulentes sont très rarement des plantes annuelles ! …et que leur multiplication végétative est particulièrement aisée ! Aussi, quelques précautions supplémentaires et surtout une prise en compte un peu plus attentive de l'ensemble de ces problèmes pourraient faire d'un hobby (qui doit le rester ! ) une chance supplémentaire pour certaines de ces plantes à l'avenir incertain dans leurs milieux naturels.
Paraître prôner la multiplication végétative contrôlée des plantes succulentes menacées plutôt que leur semis pourra surprendre quelques amateurs, habitués à entendre et surtout à lire l'inverse… Quant à rationaliser le peu d'espace dont ils disposent en effectuant des cultures alternées de populations importantes avec la gestion en parallèle d'une collection de graines plutôt que de plantes vivantes permanentes, certains y verront la négation même de leur passion ! La multiplication végétative à partir de têtes de clones issues de collecte, en nombre suffisant et correctement référencées, est pourtant le seul moyen pour que les collections d'amateurs soient d'une quelconque utilité dans une optique de conservation ex situ et donc de préservation des plantes menacées. Ceux qui vous prétendent le contraire prennent leurs désir pour des réalités !
En fait, tout dépend du but recherché. La conservation n'étant pas le but premier de l'amateur ou du commerçant, il est évident que celui qui se satisfait d'une collection d'un peu de tout et de beaucoup de rien et qui trouve son plaisir ou son intérêt à semer à tort et à travers peut continuer à le faire, mais en sachant ce qu'il fait et ce qu'il peut en attendre, et surtout en enfouissant au fond de sa poche les valorisants mais bien illusoires arguments de la Conservation. Ses “précieuses” plantes ne seront souvent rien d'autre que de belles images, les mirages de leurs cousines in situ, et les noms ronflants de leurs étiquettes correspondront plus à leurs arbres généalogiques qu'à leurs actes de naissance…
Cependant, même en restant sur le simple point de vue de la distraction horticole, et des libertés que ce contexte autorise, il est nécessaire de dénoncer une pratique calamiteuse et pourtant si fréquente en culture d'amateur : la fécondation croisée frère×soeur ou ascendant×descendant des plantes allogames (de très nombreuses succulentes sont dans ce cas, rappelons-le). Cette pratique est une ineptie biologique et une catastrophe génétique à court terme (augmentation brutale du taux d'homozygotie, fixation de récessifs, et donc médiocrité de la qualité de la semence) et, à moyen terme, la façon la plus rapide de créer et de fixer en quelques générations de superbes lignées de cultivars fortement homozygotes et sans guère plus de liens avec leurs homologues naturels qu'en ont les caniches avec les loups… Même si l'on se moque de la conformité de ses plantes avec leurs cousines sauvages, d'un strict point de vue horticole cela reste tout de même un non-sens, hormis les rares cas où l'on cherche justement à sélectionner des formes horticoles. Par cet usage abusif des croisements consanguins d'allogames, on obtiendra essentiellement des semences et des plantes végétativement médiocres et très rapidement dénaturées. Les pratiques individuelles des amateurs ne sont pas les seules en cause, une part de responsabilité en revient à certains fournisseurs de semence, associatifs ou professionnels, qui diffusent sans information des lots de graines issues de ce type de fécondation (l'ignorant, feignant de l'ignorer, ou pire s'en contrefichant royalement… ). Cela est d'autant plus regrettable que le but affiché par ces fournisseurs est souvent de favoriser, par cette diffusion, la préservation de certaines plantes rares. Ce but est certainement atteint pour ce qui est de la diminution de la pression de collecte (ce qui est malgré tout l'essentiel), mais pour ce qui est de la conservation en culture, le collectionneur y trouvera plus souvent son compte que le biologiste…
A défaut d'avoir réussi à clarifier les problèmes eux-mêmes, espérons du moins que cet exposé aura un peu clarifié la problématique de la conservation ex situ des plantes succulentes dans l'esprit de certains amateurs. Espérons aussi qu'il aura suffisamment mis en relief le peu de rapport entre les modalités de leurs cultures d'agrément et les strictes exigences des cultures de conservation. L'intention n'est pas de dévaloriser les premières mais simplement de faire comprendre que l'on ne parle pas de la même chose ! Il ne suffit pas de cultiver une plante pour la conserver. La confusion des termes aboutit souvent à la confusion des concepts, et cela au détriment des résultats de l'un comme de l'autre…
Que ceux que ces notions ont ennuyés ou exaspérés se rassurent, ils pourront en pratique tout oublier, hormis les quatre notions essentielles qui sont signalées plus bas, car l'important n'est pas tant de connaître les mécanismes précis de ces problèmes que d'en réaliser l'ampleur. Le but de cet exposé n'est pas de critiquer telle ou telle pratique et encore moins de dicter une conduite, mais de faire prendre conscience de la complexité des problèmes de la conservation des plantes en culture et de la complexité des solutions à apporter à ces problèmes, et que la conservation d'organismes vivants ne se gèrera jamais comme une collection de timbres ou un musée de peinture…
Le but de cet exposé sera donc atteint si les quatre affirmations suivantes sont à l'avenir mieux prises en compte dans le petit monde des succulentophiles :
Pour tout organisme vivant, ou ensemble d'organismes vivants, il n'est de véritable protection et conservation que dans et avec le milieu qui l'a vu apparaître ou arriver et qui le conditionne.
Gérard DUMONT
4, place de l'Eglise
F - 29100 POULDERGAT
e-mail : gerard.dumont@wanadoo.fr
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Cet article avait été proposé, en 1997, à une revue cactophile bien connue. Je l'avais rédigé “à chaud” en réaction à quelques encarts répétitifs parus dans celle-ci et laissant croire aux amateurs qu'ils participaient effectivement par leurs collections à la protection et à la “Conservation” des plantes qu'ils maintenaient en culture. Cet article fut poliment refusé, au motif qu'il était beaucoup trop long pour être publié tel quel (ce qui est vrai…), mais également parce qu'il était beaucoup trop axé sur les seuls problèmes génétiques. Le fait que la conservation d'une plante soit synonyme de la conservation d'un capital génétique, et donc indissociable des divers mécanismes d'altération de ce capital génétique, semblait une notion non considérée comme essentielle à l'époque ! Le temps a passé et la lecture régulière de cette même presse cactophile me convainc que cet exposé reste malheureusement toujours autant d'actualité…
Je pense qu'il est donc utile de le reproposer “on line”, après une toilette et des ajouts mineurs.
Juste un dernier mot… Je parais y dénigrer les “amateurs”, je précise donc que j'en suis un et que je ne me considère pas comme à l'abri de certaines des critiques que j'y formule !
G.D., le 20 février 2000