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La classification des cactées

Par Fabrice Cendrin, 2006/11/14.

Si le problème de la classification des cactées devait se limiter à ce que chaque collectionneur soit obligé de remplacer périodiquement les étiquettes placées dans ses pots, en référence aux errements de la nomenclature des espèces, alors le problème ne serait pas très grave. Cependant, comme le souligne S. J. Gould, “toute classification exprime une théorie sur l'origine de cet ordre”.

Presque tous les biologistes de l'évolution se sont accordés sur le fait que le concept d'espèce est sujet à interprétations, et finalement antinomique avec la notion d'évolution : comment définir une espèce qui évolue ?
Depuis Lamarck, concilier évolution et réalité de l'espèce devient un casse-tête. La révolution darwinienne finit d'anéantir le concept d'espèce. C'est finalement l'intrusion de la génétique dans le débat sur la spéciation, au début du XXième siècle, qui va lui porter secours et le relever.

Même si on ne partage pas l'avis de E. Mayr selon lequel “l'absence de consensus dans la définition de l'espèce est un scandale”, les errements observés depuis des décennies dans la classification des cactées laissent songeur sur l'existence ou non d'une théorie sur “l'origine de l'ordre” qui la soutend.

Gould a montré que les principaux problèmes rencontrés en taxonomie “reposent sur l'idée fausse selon laquelle l'ordre au sein des organismes se présente comme un simple fait immédiatement accessible à n'importe quel observateur tant soit peu capable. La taxinomie peut alors être assimilée au plus stupide des catalogages, (…) à coller des timbres à des emplacements désignés dans l'album de la nature”.
Qu'une espèce de cactées ait pu appartenir successivement à six genres différents - et sans que cela ne soit probablement terminé - témoigne effectivement d'un système de classification qui relève au mieux de la philatélie, et dont il ne faut pas s'étonner qu'il ait été éminemment litigieux pendant des décennies.
Les guerres de nomenclature qui ont agité la taxonomie des cactées n'ont rien eu de spécifique au domaine mais, alors que le reste de la classification des angiospermes a amorcé sa révolution et atteint un presque consensus, elles sont devenues un anachronisme.

Ce qui étonne et entretient le malaise à la lecture de l'introduction de l'ouvrage de systématique qu'est le “New Cactus Lexicon” 2006, c'est l'absence quasi-totale de détails sur le système et les clés de classification utilisés, comme si les auteurs avaient voulu s'exonérer de toute critique sur leurs choix.

Depuis longtemps le principal critère de classification des cactées a été celui de la ressemblance des organismes, mâtiné de biométrie, et associé dans une moindre mesure à des critères géographiques.
Pourtant, discrètement, un changement commence à s'opérer et la systématique des cactées rejoint lentement, et avec des années de retard, celle de l'ensemble du monde végétal. Cependant les auteurs, pris en tenaille entre la tradition nomenclaturale et l'arrivée de données nouvelles, sont confrontés à des choix difficiles.

1. Les critères de ressemblance des individus

“Il suffit d'avoir vu une girafe pour savoir à quoi ressemblent toutes les girafes”.

1.1 - Le système linnéen

Très tôt, la morphologie des individus est le critère principal qui a été utilisé pour la classification de toutes les espèces vivantes.
Le système actuel prend sa source dans la grande classification des espèces amorcée par le naturaliste C. V. Linné (1707 - 1778), basée sur une hiérarchie des clés de classification qui a permit d'obtenir les classifications arborescentes d'espèces que nous connaissons.
Cette classification linnéenne a jusqu'ici merveilleusement rempli son rôle et, dans ses grandes lignes, collé au plus juste avec la classification phylogénétique actuelle. Ce succès est dû à l'extraordinaire clairvoyance de Linné dans les choix qu'il a fait au niveau de la hiérarchie de ses clés taxonomiques.

Cependant, comme le soulignent P. Lherminier et M. Solignac, “si l'espèce est définie par la ressemblance strictement appliquée, le raffinement des analyses conduit à la pulvérisation de l'espèce”.
Très tôt les botanistes, curieux de leur discipline, penchés sur leurs collections, dissèquent à l'infini les critères de la ressemblance et amassent toujours plus données. Sans qu'ils s'en aperçoivent, l'exégèse de leurs analyses devient une bombe à retardement : les auteurs commencent à s'étriper sur la nomenclature et la division des taxons, et ces conflits préfigurent les batailles d'espèces chez les cactées qui débuteront un siècle plus tard pour les mêmes raisons.

Dés la fin du XVIIIième siècle, la pondération des caractères (attribuer des valeurs différentes aux caractères utilisés dans la classification) semble être une solution à la disparité des données. Mais là encore chaque auteur a ses propres vues sur la pondération à accorder à tel caractère, et la guerre de la nomenclature ne fait que s'exacerber. Chaque nouvelle espèce qui est découverte apporte son lot de caractères nouveaux, et la classification reste un sable mouvant. Il faudra attendre 150 ans pour que la pondération des caractères devienne un outil performant.

1.2 - La phénétique ou classification numérique

L'utilisation des critères de la ressemblance finit par atteindre son point culminant : la longue dérive linnéenne aboutit dans les années 1950, principalement suite aux travaux de Galton, à l'émergence de la phénétique, ou classification numérique.
On imagine regrouper ensembles les caractères jusqu'ici étudiés isolément chez les organismes, et établir des distances entre taxons qui soient proportionnelles aux distances numériques entre ces sommes de caractères. La phénétique est purement logique, nominale, et ne renvoie à aucune théorie sur l'origine de l'ordre qu'elle étudie : elle définit mathématiquement des groupes d'organismes et se veut un simple outil à la disposition du naturaliste qui parcourt le terrain.
Les collectionneurs aiment la phénétique, elle est simple et pratique, et répond au critère d'une bonne classification réclamé par Lamarck : soulager la mémoire.

Les choses se gâtent quand, dans les années 1970, les phénéticiens décident d'établir une classification des organismes à partir de leur méthode : les relations de similitude entre taxons ne se réfèrent à aucune biologie, aucune histoire des organismes, et seule compte la ressemblance à l'état brut. Nous sommes plus que jamais dans la philatélie.
Avec l'arrivée de la biologie moléculaire à la même époque dans la cladistique végétale, le système de classification phylogénique va s'imposer et la phénétique battre en retraite.

Ce mode de classification basé sur la seule ressemblance a trouvé ses limites, et les cactées en offrent un exemple frappant. Si l'utilisation des critères morphologiques continue à tenir une place importante dans la taxonomie de nombreux angiospermes, elle s'est très vite essoufflée dans le cas des cactées.
Face aux errements constatés, il devient nécessaire de rechercher d'autres clés que la ressemblance des individus pour établir une taxonomie, et surtout revoir les fondements du système.

Si ressemblance, descendance et interfécondité unissent des organismes au sein d'une même espèce, c'est la discordance de ces mêmes caractères qui défait la taxonomie.
Les 3 principaux écueils sur lesquels bute la classification sont :

  • les variations intraspécifiques,
  • l'interfécondité,
  • l'ignorance de la généalogie.


2. Spéciation ou variations intraspécifiques ?

“On peut chercher indéfiniment, et sans aucune chance de succès, deux feuilles d'arbre identiques”.

2.1 - Les variations épigénétiques

Johanssen conceptualise en 1909 la distinction - très vite perçue par les naturalistes - entre les caractères héréditaires définissant la constance de l'espèce, et certains caractères aléatoires des individus qui échappent au périmètre de l'espèce : c'est la plasticité phénotypique. Chez les cactées, les variations observées entre plantes cultivées et celles qui croissent dans leur milieu naturel témoignent de cette plasticité.

Le système actuel de classification des cactées a subi de plein fouet, et à un niveau rarement atteint, l'impact de ces variations intraspécifiques observées au sein de toutes les populations de plantes. Elles sont aujourd'hui souvent définies comme des variations épigénétiques.
Une variation épigénétique correspond à une modification biochimique cellulaire qui influe sur la manière dont le patrimoine génétique de la plante “s'exprime”, et qui conduit donc à des modifications d'apparences entre les différents individus d'une même espèce. Ces variations épigénétiques servent aux organismes à s'adapter aux variations rapides des conditions environnementales, sans l'émergence d'un phénomène de spéciation.

Le problème auquel doit faire face la classification des plantes provient du fait que ces dernières exploitent à leur maximum les variations épigénétiques (car elles n'ont pas, contrairement aux animaux, de pattes pour fuir des conditions défavorables !). Il s'ensuit de cela des variations morphologiques importantes au sein d'une population, qui peuvent conduire à voir une multiplicité d'espèces ou de sous-espèces là où il n'y a simplement qu'une multiplicité de formes. L'abondance des sous-espèces ou variétés de cactées dénombrées par les auteurs peut dans beaucoup de cas être attribuée à ces variations épigénétiques, qui ont en plus le désavantage (désavantage pour la taxonomie, mais avantage adaptatif pour les organismes) de pouvoir se transmettre à la descendance sur plusieurs générations.

2.2 - Microespèces, espèces soeurs et variétés

La simple plasticité phénotypique d'une espèce est souvent difficile à distinguer des variations de morphologie constitutives observées dans les sous-populations d'une espèce. Chez les cactées, ces sous-populations sont souvent issues d'un isolement reproductif dû à la multiplication uniparentale (simple reproduction végétative ou reproduction sexuée uniparentale) qui est utilisée à un niveau très élevé comme système de reproduction par cette famille de plantes. Les variations morphologiques entre ces sous-populations et l'espèce type sont souvent minimes, et le problème se pose de savoir s'il faut attribuer à ces sous-populations le titre de microespèces, d'espèces soeurs (ou cryptiques) ou celui de simples variétés.
Le problème s'est trouvé amplifié au niveau des collectionneurs de cactées qui, à cause de l'isolement reproductif et artificiel dans lequel sont placées leurs plantes, dénombrent à l'infini des espèces ou sous-espèces nouvelles qui ne mériteraient pas plus que le nom de cultivars horticoles.

3. L'interfécondité, ou le cauchemar du taxonomiste

“Ce n'est pas le botaniste qui reconnaît l'espèce, mais les espèces qui se reconnaissent entre elles”.

3.1 - Sexe et ségrégation

La diversité botanique est largement façonnée par les modes de reproduction. Par rapport à celle des animaux, la sexualité des plantes est d'une variété redoutable pour le taxonomiste, un casse-tête sur lequel le concept d'espèce se casse les dents.
Au sein de cette diversité, l'interfécondité entre espèces est une notion qui a été parmi les plus discutée dans les systèmes de classifications, et qui le reste encore.
En général, une espèce située dans un environnement qui exerce sur elle une pression de sélection drastique a tout intérêt à limiter au maximum les mélanges génétiques avec d'autres espèces, sous peine de faire courir à sa descendance le risque de perdre son adaptation au milieu. De plus, la fécondation inter-espèces peut conduire à la production d'hybrides stériles qui représentent une perte de chances pour l'espèce. La barrière d'espèce est souvent une nécessité.
Dans le cas des cactées, comme chez beaucoup d'autres taxons, l'interfécondité se présente comme une notion à 2 faces : elle peut être appréhendée alternativement comme un outil de classification ou comme un problème.

3.2 - Le critère d'absence d'interfécondité comme outil (l'interstérilité)

L'absence d'interfécondité entre populations apparaît comme critère d'abord chez Buffon, puis est utilisée comme définition du concept d'espèces par Mayr : des espèces distinctes ne s'hybrident pas (c'est le “concept biologique de l'espèce”). Cependant les nombreuses exceptions à cette règle ont vite contraint à abandonner cet outil, du moins comme critère central. Dans la taxonomie végétale, l'utilisation systématique des critères de reproduction dans la définition de l'espèce ne se pose même plus, tant les reproductions interspécifiques et uniparentales sont élevées chez les plantes.
Dans le cas des cactées ce critère d'isolement reproductif ne retrouve une place d'outil majeur que dans le cas, particulier et rare, de populations jumelles (de phénotypes semblables ou très proches), localisées dans des habitats contigus ou superposés, et qui se caractérisent par leur interstérilité l'une vis-à-vis de l'autre : que nous soyons en présence d'une spéciation sympatrique (sur un même lieu géographique), d'une évolution parallèle ou convergente des populations, il s'agit en tout cas d'espèces distinctes.

3.3 - L'interfécondité comme problème (l'absence de barrière d'espèce)

L'hybridation entre espèces est souvent liée à une perturbation de l'écosystème, qui peut également amoindrir la compétition entre populations et faire tomber la barrière d'espèces. La superposition partielle des habitats de certaines espèces de cactées les conduit à s'hybrider, ce qui produit une palette d'individus impropres à toute classification, ou conduit improprement à attribuer un statut d'espèces à ces hybrides.
Le problème de l'interfécondité se double d'un échange de patrimoines génétiques entre taxons (réticulation), qui brouille le périmètre de la spéciation et peut conduire à un continuum entre espèces (introgression). Peut-on alors parler d'espèces distinctes ? De transfert génétique latéral ?
Sachant que les phénomènes d'hybridation sont également un des principaux moteurs de la spéciation chez les plantes - sans équivalent en zoologie - la question se pose face à des hybrides de savoir si nous sommes en présence d'une variation anagénétique (l'évolution d'une lignée unique) ou d'une cladogénèse (la séparation d'une lignée en deux) ?

Face à l'interfécondité et aux variations intraspécifiques, l'étiquetage des cactées reste factuel et ne renvoi à aucune théorie : la taxonomie s'est perdue dans le labyrinthe de la morphologie et a multiplié les espèces, sous-espèces et variétés de cactus comme des petits pains.
Et puis, pour tout naturaliste, il est tellement agréable de passer à la postérité en voyant son nom associé à une nouvelle espèce…

4. Enfin la généalogie !...

“La classification la plus “naturelle” peut (…) se définir comme étant celle qui nous permet le mieux de déduire les liens généalogiques entre organismes” (S.J. Gould).

4.1 - La phylogénie

Depuis l'avènement de la théorie darwinienne de l'évolution, l'idée que toute classification scientifique doit s'appuyer sur leur généalogie a fait son chemin : c'est aujourd'hui en systématique l'axe central de la “théorie” moderne dont parle Gould.
Si la généalogie s'impose tardivement c'est avant tout parce que les biologistes ont appris à voir l'espèce et non la spéciation. Pour le naturaliste, les critères de ressemblance et d'interfécondité des organismes s'appréhendent d'emblée, tandis que la généalogie doit être cherchée et décryptée.

La recherche de la généalogie des organismes passe par la phylogénie : elle consiste à retracer l'histoire et retrouver les liens de parenté entre organismes, en mesurant des distances évolutives entre groupes de taxons. Elle définit un taxon comme étant constitué d'organismes reliés entre eux par un ancêtre commun, et un seul : il est monophylétique. Cette nécessité d'avoir des taxons monophylétiques (clades) est centrale, car c'est en elle que réside la puissance du principe organisateur de la phylogénie : elle produit des arbres évolutifs univoques (les liens évolutifs qui relient les clades entre eux sont uniques). Avec la phylogénie, la pondération des caractères prend enfin un sens dans leur subordination les uns vis-à-vis des autres.
Cependant, l'idée que la taxonomie doit être à l'image de la phylogénie s'est imposée très tardivement en botanique systématique, principalement à cause de la déficience des outils utilisés et du poids de l'histoire dans la nomenclature des genres et espèces. La compilation phénétique des caractères a prévalu tardivement.

Les taxonomistes ont compris que, pour échapper à ses problèmes actuels, la systématique des cactées ne doit pas faire, et ne fera pas, l'économie de cet outil qu'est la généalogie : Il devient indispensable de relier les espèces les unes par rapport aux autres au sein d'un arbre phylogénétique (un cladogramme), en essayant d'établir les possibles liens de descendances ou de divergences évolutives qui relient les populations de cactées actuelles. Pour cela il faut abandonner l'approche polyphylétique dans la définition des taxons (l'absence de recherche de l'ancêtre commun du groupe), pour une démarche monophylétique. Avec la phylogénie, un taxon qui n'est pas monophylétique ne peut pas, et ne doit pas, être nommé.

4.2 - L'approche populationnelle

Particulièrement chez les cactées, sortir de l'impasse actuelle de la classification imposait d'appréhender le concept “d'espèce” comme celui de “population” : “Les généticiens ont introduit une idée neuve, la seule peut-être qui manquait encore à l'espèce il y a un siècle, la notion de population” (P. Lherminier & M. Solignac).
Cette notion de population, qui mêle reproduction et cohabitation, est devenue capitale en taxonomie car elle permet de s'affranchir des propriétés de l'organisme individuel, sources de tant de méprises. Elle fédère tout ce qui définit l'espèce : les ressemblances et différences observées entre les organismes, la compatibilité sexuelle et l'impact de l'environnement. En systématique la population est le théâtre de la spéciation.
Même si elle est mal intégrée au concept d'espèce, la notion de population a finalement été appréhendée dans la taxonomie des cactées et trouve un écho au niveau de la dénomination des espèces, sous l'idée de communauté écologique.
Intuitivement, les collectionneurs ont compris qu'on ne peut plus traîner une pléthore d'adjectifs après la nomenclature binomiale de l'espèce, pour faire référence à toutes les particularités observées chez certains individus qui se distinguent de l'espèce que l'on croit “type” : peu à peu un référencement géographique des populations est préféré (un codage géographique fait par l'auteur : WK 779, KK 607, etc ; ou un référencement au nom de la localité) et se substitue à la traîne nomenclaturale qui suit certains noms d'espèces.


5. Les cactées ratent le train de la génétique...

…mais ils ont des circonstances atténuantes.

“Il n'existe pas un seul phénomène du monde vivant, (…) qui ne soit pas, au moins en partie, contrôlé par le programme génétique contenu dans le génome, alors qu'il n'existe rien de tel dans le monde inanimé” (E. Mayr).

5.1 - Le train de la génétique

La classification des cactées, semblable à un catalogue d'objets inanimés, au catalogage philatélique dont parlait Gould, ne pouvait pas perdurer telle quelle car, à la différence des objets inanimés, les organismes biologiques sont soumis à une double causalité : ils ne se définissent pas seulement par un catalogue de critères sensibles mais aussi par un programme génétique.

Au début du XXième siècle, l'hérédité - qui manquait tant à Darwin - entre enfin en scène, et le train de la génétique se met en marche.
Dans les années 1900 le premier wagon, celui de la génétique mendélienne - longtemps resté abandonné - est accroché à la locomotive.
En 1930 c'est le wagon de la théorie génétique de la sélection qui est attaché.
Peu avant les années 1940, le wagon de la génétique de la spéciation se joint au convoi, et enfin, dans les années 1970 c'est celui de la génétique moléculaire.
Que devient la systématique des cactées pendant ce temps ? Rien. Fidèle au critère de la ressemblance - ou au mieux à ceux de la biométrie - elle reste sur le quai de la tradition linnéenne et laisse passer le train sans parvenir à sauter dans aucun wagon.
Il faut reconnaître que, dés le départ, l'ensemble de la systématique végétale prend du retard. Sortis de la réalité du terrain, les botanistes abandonnent le concept d'espèce aux zoologistes : c'est une notion trop abstraite pour eux, qui les effraie. Et quand finalement la génétique s'installe de pleins pieds dans la taxonomie, ils hurlent contre ses exigences.
Il faudra attendre 1950 pour que Stebbins fasse amorcer un virage à la botanique en direction de la génétique des populations.

5.2 - L'approche moléculaire

La classification phylogénétique - d'abord basée sur la paléontologie, puis associée à la biométrie - connaît une révolution avec l'essor de la biologie moléculaire.
D'abord, la recherche de certains métabolites biochimiques dans les végétaux, reliés à leurs caractéristiques génétiques, a servi à distinguer des taxons.
A partir des années 1980, beaucoup d'impasses taxonomiques sont débloquées par des analyses moléculaires sur les génomes, qui permettent de distinguer, relier ou reclassifier des espèces qui posaient problème (en zoologie, l'extraction des lièvres et lapins du taxon des Rongeurs et leur reclassification dans le taxon des Lagomorphes est un des exemples les plus connus).

Dans les années 1990 la génétique moléculaire propulse la systématique des plantes dans une nouvelle dimension. Non pas, contrairement à ce que l'on croit, parce que les données moléculaires sont moins aléatoires et retracent mieux la phylogénie que les données morphologiques (les données moléculaires sont soumises aux mêmes aléas évolutifs que les données morphologiques), mais parce qu'elles sont beaucoup plus nombreuses et plus simples à interpréter.
Chez les plantes, la phylogénie moléculaire compare les taxons entre eux à la fois sur la base des réarrangements qui se produisent au cours de l'évolution à l'intérieur des génomes, et sur la base de leurs séquences d'ADN. Pour ce faire elle utilise principalement le génome chloroplastique, qui a l'avantage d'être simple, stable, et d'avoir une origine monoparentale. À cause de ses trop nombreux réarrangements au sein même d'un organisme, le génome mitochondrial des plantes, aussi monoparental, n'est vraiment utilisable en phylogénie qu'au niveau de sa séquence d'ADN. Le génome nucléaire, biparental, de très loin le plus vaste, commence a être aussi utilisé.
Depuis, la génétique moléculaire - qui a souvent confirmé le monophylétisme des taxons végétaux traditionnels - a surtout permis d'arbitrer entre diverses hypothèses discordantes sur les liens de parenté entre taxons.

Les moyens de génétique moléculaire mis à la disposition des systématiciens sont cependant dépendant de l'importance économique ou écologique accordées aux taxons : les enjeux attachés aux cactées restent faibles, et les moyens de biologie moléculaire accordés à leur classification sont encore limités par rapport aux besoins exprimés pour l'amélioration de la systématique de la famille.

5.3 - Les cactées montent enfin dans le train

Malgré cela, il semblerait que la systématique des cactées ait enfin décidé de quitter son quai, refusé de continuer à regarder passer le train, et pu rejoindre le convoi de la génétique.
Des données croissantes de génétique moléculaire (pudiquement appelées “données moléculaires” : la génétique renvoie à trop de science) font leur apparition dans la taxonomie et imposent des changements.
L'éclatement des espèces est montré du doigt. On fustige les anciens auteurs, leurs taxons pléthoriques et leur conception étroite de l'espèce. Il y a déjà longtemps que Backeberg, avec ses 233 genres de cactées, n'a plus la côte. Dans le New Cactus Lexicon 2006 le nombre d'espèces baisse de 19% par rapport à ceux de la CITES Cactaceae Checklist 1999.
Des espèces qui, par un mouvement de balancier décennal, s'étaient vus associées alternativement à un genre ou un autre, se fixent enfin dans un taxon sur la base de son monophylétisme. Ailleurs, les données moléculaires font apparaître des lignes de partage inattendues au sein de genres que l'on croyait stables. Mais surtout, beaucoup d'hypothèses controversées attendent d'être levées sur la base de données moléculaires qui n'existent pas encore.

5.4 - Des divergences entre science et collections

La classification des cactées, auparavant ballottée dans les vents contraires de clés discordantes et subjectives, amorce son atterrissage. Pourtant, si les outils moléculaires sont maintenant largement admis en phylétique par les auteurs, un silence diplomatique règne encore sur la phylogénie : l'approche généalogique se doit d'être discrète. La taxonomie est partagée entre le souci des scientifiques de prendre en compte les données nouvelles, et la volonté des collectionneurs à conserver une nomenclature stable.
Pour le simple collectionneur, tout ce qui remonte au delà du genre (sous-famille, famille, super-famille et au delà) reste abstrait, c'est un autre monde, encore celui de philosophes. C'est pourtant là que les “données moléculaires” concentrent leur réforme et, au niveau des sous-familles de cactées, la génétique moléculaire est devenue l'arbitre de la classification.
Mais le collectionneur ne voit rien : pour lui, seul importe la dénomination terminale du genre et de l'espèce, car ils constituent l'outil opérationnel d'identification de ses plantes. Ce n'est que quand la réforme taxonomique descend au niveau du genre qu'il perçoit les changements et que les esprits s'échauffent. Que soit évoquée la possibilité - pour des raisons phylogénétiques - de fondre les genres Rebutia et Echinopsis, ou bien qu'un doute sur le monophylétisme des Mammilarias fasse craindre une division du genre : c'est l'émoi dans les serres. Ces changements ne sont pourtant que la pointe émergée de l'iceberg taxonomique.
Pour ménager la chèvre et le chou, prendre en compte les données scientifiques qui s'imposent tout en se conciliant les traditions nomenclaturales, les systématiciens multiplient sous-genres et sous-familles.
La valse des étiquettes continue certes dans les pots des “cactophiles”, mais ceux-ci peuvent se consoler en se disant qu'elle est cette fois moins dépendante de l'humeur des taxonomistes : il semble que l'on ait délaissé les critères de la ressemblance, avec leurs aléas, pour adopter lentement une démarche monophylétique, un terrain beaucoup moins glissant.

Et aussi...

Face aux menaces actuelles qui pèsent sur la biodiversité, le programme mondial de référencement génétique des espèces (Consortium for the Barcode of Life : http://www.barcodinglife.com/) a été lancé il y a quelques années, pour répertorier le maximum d'espèces et pouvoir suivre leurs populations. Il consiste à séquencer une courte séquence génétique, issue d'une région standard du génome de tous les êtres vivants, pour en tirer un “code barre” génétique qui permet de constituer une banque de référencement la plus exhaustive possible des espèces vivant sur terre.
Ce programme permet à la fois d'identifier et différencier les espèces, et permettra d'avancer dans leur classification.
Le programme, qui progresse lentement, finira par atteindre les cactées et donnera un coup d'accélérateur à la taxonomie : on peut encore s'attendre à quelques surprises…


Glossaire

Anagenèse : l'évolution d'une lignée d'organismes au sein d'un taxon, qui se modifient et se transforment génération après génération (Par opposition à cladogénèse).

Angiospermes : plantes dont les fleurs donnent des graines enfermées dans un fruit (Par opposition aux gymnospermes).

Barrière d'espèce : impossibilité de reproduction sexuée entre les organismes de deux espèces distinctes.

Chloroplaste : organite intracellulaire responsable de la photosynthèse (au moins pour sa phase claire) et qui contient un patrimoine génétique propre, transmis à la descendance de façon uniparentale.

Clade : taxon monophylétique (groupe d'organismes reliés par un ancêtre commun).

Cladistique : système de classification des êtres vivants qui utilise la phylogénie (la constitution de groupes d'organismes par recherche de leur parenté).

Cladogenèse : l'apparition ou l'émergence d'un clade, soit la séparation au cours du temps d'une population en plusieurs taxons distincts (Par opposition à anagenèse).

Cladogramme : l'arbre évolutif constitué de taxons unis par des liens de parenté.

Espèces soeurs (ou cryptiques) : taxons isolés au niveau de leur reproduction, mais sans divergences phénotypiques entre eux.

Evolution convergente : évolution de plusieurs taxons vers un même phénotype

Evolution parallèle : apparitions de caractères semblables chez des organismes non apparentés, parfois assimilé à une évolution convergente.

Génome : le patrimoine génétique (constitué d'ADN) d'une cellule ou d'un organisme, transmis tout ou en partie à la descendance.

Génome nucléaire : le patrimoine génétique contenu dans le noyau de la cellule, d'origine biparentale.

Interspécifique : entre espèces

Introgression : introduction définitive du matériel génétique d'une espèce dans une autre, qui conduit : soit à une fusion des espèces, soit à l'accroissement de la diversité génétique de l'espèce qui reçoit le matériel génétique, soit à un hybride stabilisé qui constitue une nouvelle espèce.

Microespèces : populations peu différenciées les unes des autres, chacune issues d'une reproduction uniparentale.

Mitochondrie : organite intracellulaire qui constitue “la centrale énergétique” de la cellule. Elles contiennent un patrimoine génétique propre, et sont d'origine presque toujours uniparentale.

Phénotype : les caractères physiques et apparents de l'organisme, ou de la cellule, à tous les niveaux (morphologique, physiologique, métabolique, etc). Par opposition au génotype.

Réticulation : existence d'un réseau entre taxons distincts, issu d'une hybridation entre des organismes de ces taxons. En fait, cette hybridation gène assez peu la constitution d'un cladogramme si elle a lieu entre des espèces proches.

Spéciation : l'apparition ou l'émergence d'une espèce.

Sympatrique : sur un même lieu géographique

Systématique : science du classement. Ici synonyme de taxonomie.

Taxonomie : science de la classification des êtres vivants.

Taxon : unité taxonomique étant définie comme un groupe d'organismes reliés entre eux par des caractéristiques communes (exemple : famille, genre, etc).

Transfert génétique latéral : transfert de matériel génétique entre des organismes de deux espèces ou deux taxons distincts (Par opposition au transfert génétique vertical qui a lieu au sein d'une lignée).


Auteur : Fabrice Cendrin
Publié le : 2006/11/14
La version originale de cet article est consultable sur le Cactus heuristique

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