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Marañón 2000

Par Olivier Klopfenstein.

San Marcos, vendredi 11/08

Cette petite virée aux limites de la province de San Marcos a commencé un vendredi de très bon matin. A quatre heures, pour être précis, alors que la plupart des gens reposaient du sommeil du juste, nous attendions déjà la camionnette de la municipalité qui devait nous emmener à Lic-Lic, point de départ d'une expédition de huit jours sur les rives du Marañón. Les buts de l'expédition étaient aussi divers que l'étaient les participants. Officiellement, pour les trois employés de la municipalité (Beto, Henry et Antenor, dit “Porongo”) leur travail consistait à faire un relevé des dégâts occasionnés par les pluies de la saison précédente et d'évaluer le potentiel touristique de la région. Pour notre guide, Don Telmo, il était plutôt question de satisfaire sa passion pour la marche et réaliser un vieux rêve : descendre le Marañón en radeau. Pour Antonia et Richard, deux élèves de l'école normale de San Marcos, il s'agissait de préparer un travail d'étude sur les richesses culturelles de cette région tandis que Johny, notre chasseur de trésors, espérait découvrir quelques momies incas, si possible parées de bijoux précieux. Pour ma part, invité à la dernière minute à participer à l'expédition, je comptais profiter de la balade pour avoir un petit aperçu du patrimoine naturel de cette région dont je rêvais depuis si longtemps.

Don Telmo et Beto (le cameraman de la municipalité) s'étaient chargés de l'organisation et avaient fait les choses comme il faut pour que la virée ait un véritable parfum d'aventure : Nous partions véritablement avec armes et bagages ! Pour les armes, nous ne comptions pas moins de deux carabines calibre 22 et surtout un fusil fait maison par notre chasseur de trésors avec un canon d'au moins 25cm tirant des cartouches de 16mm qui, à en croire son propriétaire, “déquillaient un ours à 100m”. Pour les bagages, à part des sacs à dos individuels, il y avait une tente, un filet pour pêcher sur le Marañón et de la nourriture pour plusieurs jours.

A quatre heures et demi la conversation tournait autour d'un grave problème : allait-on continuer à attendre la camionnette de la municipalité (qui s'en était allée emmener le maire et quelques conseillers à la fête de Matara) et prendre ainsi le risque de faire les deux heures de route jusqu'à Lic-Lic avec un chauffeur si non un peu éméché, du moins bien fatigué ? Tout le groupe se décida plutôt pour chercher un combi (un de ces minibus Toyota), peut-être un peu plus cher mais qui offrirait quand même plus de garanties sur la sobriété du chauffeur. Un combi, enfin, accepta de nous emmener à Lic-Lic et au moment où nous chargions nos affaires apparut la camionnette de la municipalité. On posa rapidement quelques questions au chauffeur et comme il ne parut ni trop fatigué ni trop saoul, tout le monde abandonna le combi pour s'entasser dans la camionnette : l'aventure commençait !

Je ne peux guère vous décrire ces deux heures de trajet qui nous emmenèrent jusqu'à Lic-Lic, celui-ci s'étant fait de nuit. L'aube nous surprit dans la montagne, quelques minutes avant d'arriver à ce petit hameau, départ de notre équipée. Lic-Lic consiste en un groupement d'une trentaine de maisons, plus ou moins ordonnées autour d'une grande place qui sert, entre autre, de terrain de foot. Une montagne, le Chimboyoc qui doit culminer vers trois mille cinq cents mètres, domine le village tandis qu'un peu plus loin, vers Huagal, un autre sommet coupe l'horizon : le “Cerro del Buitre” à près de quatre mille mètres. Au pied de Lic-Lic s'ouvre une vallée encaissée qui descend vers des profondeurs qu'on ne peut que deviner depuis le village. A part les champs situés vers Huagal, tous les terrains sont de couleurs ocres, marrons, complètement desséchés par plus de trois mois sans pluies. Ce n'est qu'avec l'arrivée des averses que tout le monde commencera à cultiver ses champs d'herbes, d'ail et surtout de pommes de terre. En attendant, les gens vivotent en élevant un peu de bétail dans les maigres pâturages et surtout, à Lic-Lic, en faisant du troc entre les populations des hauts plateaux et ceux du Marañón. C'est justement le vendredi que les gens du Marañón emmènent une de leurs principales sources de troc : des petits citrons verts qu'on appelle ici “limón”.

article017-16r.jpgAprès s'être revigorés d'une soupe bien chaude (c'est que le matin est plutôt frais par là-haut) nous avons chargé notre mule et commencé la descente. Une descente “d'anthologie” que n'annonçait pas vraiment la première heure de marche. Certes on devinait bien à notre gauche les profondeurs d'une gorge de plus en plus étroite, mais on ne voyait pas encore où tout cela allait nous mener. Ce n'est qu'au détour d'une petite arête rocheuse, au pied de ce Chimboyoc, qu'on aperçut enfin le fond de la vallée, avec le Río Crisnejas qui semblait un minuscule ruisseau se faufilant entre d'impressionnantes falaises. A ce moment là, je notais un très net changement de végétation. D'un coup, je découvrais de nombreuses orchidées (Trichoceros, Masdevallia, Pleurothallis, Stellis et d'autres que je ne pus déterminer), des broméliacées et de nombreux Peperomia, dont un qui ressemblait de loin à un petit cactus, couvert de feuilles en forme de petites écailles, comme la queue d'un lézard, et avec de minuscules fleurs jaunes. Et surtout, je rencontrais la première nouveauté de la journée pour ce qui est de la famille des cactus : une boule d'environ 15cm de diamètre hérissée de longs aiguillons blancs, avec d'éclatantes fleurs oranges. article017-13r.jpgUne observation rapide des graines confirma mes soupçons : il s'agissait de Matucana aurantiaca. Un cactus plutôt courant dans la région, mais pour la première fois je lui voyais des fleurs de cette couleur. J'étais déjà content de trouver une nouvelle variété après seulement une heure de marche, mais quelques centaines de mètres plus loin, une nouvelle découverte m'attendait : un autre Matucana incontestablement, mais avec de très nombreux aiguillons blancs, formant comme un feutre épais. La plupart des plantes étaient globulaires, mais certains spécimens étaient nettement columnaires avec un cas assez exceptionnel puisque qu'il arrivait à près de 80cm de haut, pour à peine 15cm de diamètre. On observait dans les plantes les plus âgées comme des anneaux de croissance, formés par des différences dans la densité des aiguillons. Pas de fleurs malheureusement mais le nombre de côtes et la spination très dense laissent suspecter qu'il s'agissait de Matucana myriacantha, une espèce déjà plus localisée, signalée sur les hauteurs de la vallée du Marañón. L'endroit était prometteur mais je dus repousser à plus tard l'exploration détaillée de cette zone. Mes compagnons de voyage ayant déjà pris une sérieuse avance, je me dépêchais de les rejoindre.

La première pause fut décidée dans un endroit appelé “La Tuna”, qui est le nom espagnol du figuier de barbarie (Opuntia ficus-indica). Il était déjà près de dix heures et nous approchions de la moitié de la descente. Depuis “la Tuna”, le chemin repartait en obliquant un peu vers l'ouest. Nous avons commencé à croiser de nombreux convois d'ânes, chargés de leur précieuse cargaison de citrons verts, poussés par des paysans suant les gouttes de la mort dans cette montée vertigineuse. J'avais pour ma part déjà les genoux qui commençaient à virer au rouge et je n'osais même pas imaginer la remontée ! Nous longions à présent une falaise abrupte où je pus observer aux jumelles une autre espèce de cactus : des Lasiocereus rupicola. J'étais un peu surpris de rencontrer cette plante qui à ma connaissance n'était signalée que dans les environs immédiats de San Marcos. Autour de nous la végétation consistait surtout en de petits buissons avec, de-ci de-là, quelques arbres plus grands : les “pâtés” qui en cette saison n'ont pas de feuilles mais exhibent pour certains des fleurs de grande taille avec cinq pétales vert-pâle d'où émergent comme un feu d'artifice tout un bouquet d'étamines blanches. Ces patés (Bombax discolor, famille des bombacaceae) ont la particularité de posséder des racines extrêmement longues, capables d'aller chercher au loin la moindre trace d'humidité. Sous un petit buisson, j'observais une autre espèce de cactus, gracile : un cierge gros comme le pouce, mais long de près d'un mètre avec des branches parfois dressées, parfois rampantes. Il me faudra là aussi attendre le retour à San Marcos pour consulter un peu de littérature et apprendre qu'il s'agit d'un Corryocactus (probablement Corryocactus chachapoyensis) .

Le petit air frisquet de Lic-Lic était bien oublié à présent que le soleil brillait au zénith et que nous approchions du Río Crisnejas. Nous n'en avons apprécié que davantage une deuxième pause au pied d'un énorme “mango” qui devait son existence en ces lieux inhospitaliers à une petite source qui naissait entre ses racines. Il y avait au sol plein de mangues, encore vertes malheureusement. Je n'apprécie que peu les mangues aussi je ne manifestais pas le même désappointement que mes compagnons qui étaient impatients d'arriver sur les bords de la rivière pour en faire une consommation effrénée. Je goûtais l'eau de la source et trouvais qu'elle avait un goût désagréable, un peu sulfureux. J'explorais un peu les alentours, tandis que la halte se prolongeait, et remarquais bientôt un petit buisson sans feuilles, mais bardé d'épines. Les aiguillons étaient implantés sur de petites aréoles blanchâtres. J'avais donc une fois de plus affaire à une cactée, appelée Pereskia (voir photo n°24). Si tout le monde connaît l'image du cactus, cierge imposant abritant sa paire de vautours dans tous les westerns de cinéma, peu de gens savent qu'il existe des espèces buissonnantes, parfois grimpantes, qui appartiennent à la même famille.

Nous avons abandonné notre petite oasis et son immense manguier pour entamer la dernière étape de notre descente. Le paysage avait cette fois bien changé et nous marchions entre d'immenses cierges appartenant aux espèces Browningia pilleifera et Armatocereus balsasensis (voir photo n°07), deux espèces typiques des contrées extrêmement chaudes des contreforts amazoniens des Andes. Plus modestes, d'autres cactus appartenant aux genres Melocactus et Espostoa confirmaient l'aridité des lieux. Pour essayer de contrecarrer un peu la domination des cactées, quelques Peperomias (voir photo n°23), en particulier Peperomia dolabriformis, tentaient de coloniser quelques éboulis. J'ai vu pour la première fois ce genre de plante appartenant à la famille du poivrier dans le supermarché Migros de Delémont où quelques espèces originaires de la forêt tropicale étaient vendues au rayon “jardin”. Celles que j'observais ici, sur les bords du Río Crisnejas, étaient nettement succulentes avec des feuilles charnues, repliées en forme de demi-lune.

Il était plus de midi quand enfin nous avons atteint les bords du Río Crisnejas qui à cette saison ne dépasse pas dix mètres de large. Cette rivière se frayait un chemin en zigzag au milieu d'un lit de gravier atteignant en cet endroit plus de cent mètres de large. Nous avons sorti les casse-croûte à l'ombre d'un imposant huallango et commencé notre premier déjeuner de l'expédition. Dans mon assiette préparée à Lic-Lic se trouvait une imposante ration de riz surmontée d'un quart de cuye (le cochon d'Inde qui est ici de consommation courante). Malgré la faim qui se faisait sentir, j'ai peiné pour finir mon assiette : la chaleur qui commençait à se faire assommante rendait un peu difficile la déglutition de mon cuye, baignant dans sa graisse froide. Je contemplais quelques rizières sur les bords de la rivière : profitant du peu de limon apporté par les flots du Río, les paysans du coin sèment dans des petites retenues aménagées de manière rustique. La récolte est réduite évidemment car le terrain contient plus de sable que de terre, mais il s'agit de ne pas perdre la moindre possibilité de produire quelques aliments. Ici le riz ne s'exporte pas et ne sert qu'à l'alimentation des populations locales. Seulement, ces petites rizières installées à grand peine sur les bords de la rivière sont souvent emportées par les eaux tumultueuses de l'hiver, aux hasards des changements de lits. Le limon patiemment accumulé par les agriculteurs pendant plusieurs années est alors définitivement emporté et tout est à recommencer. “Ce que Dieu te donne, Dieu te le reprend !” disent-ils alors avec résignation.

Nous avons entrepris la dernière étape de la journée alors qu'il était près de deux heures de l'après-midi. Longeant la rivière, Henry et Antenor “Porongo”, son papa, entreprirent de pêcher dans la rivière avec un filet qu'on appelle “épervier”. Les eaux troubles ne permirent qu'une modeste capture : un “chagane” qui est une sorte de petit poisson plat avec une grosse tête ornée de deux petits yeux dans la partie supérieure. Cet habitant des eaux bien oxygénées a la particularité de se fixer sous les pierres des rivières les plus tumultueuses à l'aide de sa large bouche qui fonctionne comme une ventouse. Je me rappelais ma surprise lorsqu'un de ces poissons se fixa sur ma main alors que j'essayais de le faire passer dans le bassin du jardin botanique de San Marcos !

L'usage ici est de marcher sur les galets, le long de la rivière, mais parfois le cours de l'eau nous accule contre une falaise rocheuse et il faut choisir entre deux solutions : passer la rivière à gué ou la contourner en montant dans les rochers. Nous avions choisi cette dernière solution et étions en train de suer sous un soleil implacable lorsque je remarquais un nouveau Matucana gros comme une orange avec de longs aiguillons blancs : à son sommet, une délicate fleur rouge, un peu recourbée, m'annonçait que je venais de rencontrer ma troisième espèce de la journée : Matucana formosa, typique des rives chaudes du Marañón.

Ce n'est qu'à quatre heures de l'après-midi que nous avons enfin atteint notre gîte de la nuit : une modeste habitation d'adobe perdue au milieu des citronniers et des cacaoyers. Comme de bien entendu, le site s'appelait “La Lima” (qui est une sorte de citron doux) et son propriétaire, un long et ascétique paysan répondant au nom de Walter, nous reçut avec la simplicité qui caractérise les gens du coin. Le fait qu'il soit cousin de Don Telmo, notre guide, aidait évidemment mais l'hospitalité est de toute façon une coutume bien ancrée dans cette région où les gens voyagent beaucoup et où, évidemment les hôtels n'existent pas. Selon une coutume que j'allais découvrir au long du voyage, notre hôte apporta rapidement un plein seau de mangues et de limas. Mes compagnons se jetèrent sur les mangues tandis que je me contentais des citrons. La femme de Don Walter, petite et déjà plus corpulente, nous fit chauffer un peu d'eau pour un café et nous avons terminé nos assiettes de riz du déjeuner. Ensuite, selon une coutume qui allait aussi bien s'installer pendant le voyage, quelques-uns des mes compagnons “s'armèrent” pour la veillée. Cette pratique consiste à se remplir la bouche de feuilles de coca qu'on mastique jusqu'à en faire une bouillie verdâtre. Ensuite, avec une sorte de clou mouillé de salive, on sort d'un petit récipient (le “calero”) une poudre appelée “cal” (et qui doit être une sorte de chaux) qui va libérer peu à peu les principes actifs de la coca. Ceux-ci engendrent une sorte de torpeur et une excitation cardiaque qui est jugée agréable ici. Je tiens tout de suite à préciser que cette manière de consommer la coca est tout à fait légale et n'est en rien assimilable à la consommation d'une drogue dure. C'est ici une habitude égale à celle de fumer et ses effets sont probablement moins néfastes sur les populations que ne l'est le tabac. N'ayant pas d'attirance pour les drogues quelles qu'elles soient, je n'ai jamais tenté l'expérience mais je consomme parfois du maté de coca, qui est un remède efficace contre les coliques. La culture de cette plante est légale à condition qu'elle soit déclarée et qu'elle ne serve qu'à la production de feuilles destinées à la mastication. Le contrôle est évidemment difficile et une part importante de la production finit par alimenter le pitoyable marché de la cocaïne. Antonio Brack Egg, un distingué docteur en botanique écrivait : « le grave problème actuel de la cocaïne, comme drogue maudite, et le narcotrafic ne sont pas le produit des sociétés andines, mais celui des sociétés “développées”, des pays industrialisés qui sont à l'origine de la demande de la drogue. [–] Si seulement les sociétés frustrées du Nord avaient appris à consommer la coca comme feuilles et non comme drogue, le panorama serait très différent.». Toute civilisation possède ses drogues (alcool, tabac, café, quat, haschich, champignons, peyotl ou Prozac) et la coca, mastiquée sous forme de feuille, n'est sûrement pas l'une des plus dangereuses.

Notre hôte nous apporta des couvertures et nous nous sommes installés pour la nuit, à même le sol de l'avant-toit de sa maison.

Pay-Pay, samedi 12/08

Nous fûmes réveillés dans le courant de la nuit par les gémissements de Henry pris de violentes coliques. Alors que ses douleurs se faisaient plus violentes, nous avons entrepris de chercher un remède. En l'absence d'un médecin, chacun y est allé de son conseil : infusions diverses, laxatifs ou excréments d'âne, toutes les solutions connues furent étudiées et nous nous décidâmes finalement pour un médicament contre les maux de ventre que nous avions emporté et complété par une infusion de feuille de Congona, une espèce de Peperomia locale. Comme toutes ces tentatives restèrent vaines, il nous fallut au petit matin nous décider de le ramener à Lic-Lic, où nous pourrions alors attendre une voiture pour San Marcos. Une ascension d'au moins sept heures que notre malade n'était évidemment pas en état d'entreprendre, si bien que Don Telmo s'en fut à la recherche d'un cheval capable de porter Henry jusqu'au sommet. Une fois l'animal trouvé, Henry serra les dents et se mit en selle, pour un voyage qui s'annonçait des plus pénibles. Accompagné de son père et de Don Telmo, il disparut au milieu des cacaoyers de La Lima. Du côté des “restants”, nous avons pris notre déjeuner et nous nous apprêtions à partir à la pêche en attendant le retour de Telmo, notre guide, quand le petit groupe revint avec un malade qui avait cessé de l'être : ils avaient à peine commencé la remontée du Platanillo que ses coliques disparurent comme par miracle. Il se sentait prêt à continuer l'expédition en dépit d'un peu de faiblesse due selon lui à sa nuit sans sommeil. Tout le monde le crut d'enthousiasme et nous avons plié bagage en vitesse, oubliant dans notre précipitation tente et filet de pêche ! Suivant les rives du Río Crisnejas, nous avons continué notre expédition en direction d'un village appelé Tingo la Palla et qui, comme son nom quechua l'indique (“tingo” veut dire jonction de deux rivières), se trouve à l'union du Crisnejas et du Marañón.

Après avoir marché au milieu des plantations de citronniers, de manguiers et de cacaoyers, nous sommes arrivés à Pay-Pay. Ce hameau se trouve au bord d'une plaine aride, formée probablement d'alluvions apportés par le torrent descendant de Huagal et de Lic-Lic et que nous allions croiser un peu plus loin. C'est à Pay-Pay que je découvris un trait caractéristique de l'architecture locale : les maisons ne sont pas couvertes de tuiles ou de tôles ondulées (comme c'est le cas à San Marcos), ni même d'Ichu, cette graminée des hauts plateaux qui est utilisée comme du chaume. En fait, les gens se contentent d'étendre sur leurs toits une couche de boue sur une armature de roseau. Je fut surpris et je me demandais si cela supportait la pluie. On m'assura que la terre avait ici une texture spéciale, un peu comme de l'argile et que cela tenait très bien, les averses ne la lessivant que très peu, malgré les violents orages qui marquaient la saison des pluies. Ces toits de boue, couvrant des constructions en adobe, ne faisaient qu'accentuer le coté aride, quasi “minéral” de la région (voir photo n°15).

Abandonnant derrière nous Pay-Pay, nous avons entrepris la traversée d'un vaste plateau désertique laissant à notre droite le Río Crisnejas et sa frange de plantations tropicales. Le paysage était marqué par les innombrables Armatocereus et Browningia qui, comme j'avais chargé la carabine à moineau de Henry, me donnaient l'impression d'évoluer dans un décor de western spaghetti ! Mais mon attention ne fut pas troublée par les coups de feux d'un duel singulier mais plutôt par la présence de ces Matucana formosa déjà observés la veille. Poussant ici sur les petites élévations de cette morne plaine, ils affichaient pour la plupart de splendides fleurs rouge sang, délicatement recourbées et avec leurs longs aiguillons acérés d'un blanc de neige, paraissaient vouloir défendre chèrement leur floraison. Alors que le groupe de voyageurs se perdait au loin, je remarquais une autre sorte de cierge, plus petit que les précédents et qui affichait une magnifique floraison jaune citron. Cette espèce, un Haageocereus, fleurit de nuit et ses fleurs ne résistent généralement pas aux chaleurs de la journée et se fanent avant le milieu de la matinée (voir photo n°14). L'unique arbrisseau présent dans ce désert hostile est une espèce de légumineuse appelée “Canaquil”. J'en ignore encore le nom exact mais je suppose qu'il s'agit d'une espèce proche des Caesalpinia (probablement Cercidium praecox, Caesalpiniaceae). Son tronc lisse de couleur vert pomme est entaillé par les habitants du coin qui en retirent une sorte de gomme utilisée comme colle. J'observais un autre petit arbuste (déjà rencontré hier) avec un tronc renflé, presque succulent et de toutes petites branches qui lui donnent l'apparence d'un bonzaï de Baobab. Probablement à cause de la saison sèche, il ne possédait que peu de feuilles, regroupées à l'extrémité des rameaux. Emergeant de cette petite touffe de feuilles, parfois apparaissant sur le bout dénudé d'un rameau, des fleurs d'un rouge orangé, intense, presque fluorescent, attiraient l'attention. A bien les regarder, je remarquais que les fleurs étaient parfois mâles, parfois femelles et observais que l'écorce incisée laisse échapper un latex blanc. C'est une plante dont j'ignore le nom exact, mais qui appartient au genre Jatropha et à la famille des euphorbes (voir photo n°12). Les gens du coin l'appellent “Cholo” (ce qui désigne ici un garçon métis) et les femmes enceintes en consomment lorsqu'elles veulent accoucher d'un petit garçon. La réputation de ces graines est si solidement établie ici qu'elles sont parfois vendues plus loin comme remède et données aux vaches quand les paysans veulent obtenir un taureau. L'administration de la graine se faisant après la conception, je ne peux que douter de son pouvoir : elle n'engendre probablement pas plus de 50% de mâles ! Cet arbrisseau possède évidemment sa contrepartie médicinale qui s'appelle “la China” (ce qui désigne ici une fillette aux traits indiens bien accentués) et que je devais découvrir plus tard.

Je repris rapidement ma route pour rejoindre mes compagnons et presque de l'autre côté de ce plateau désertique, je vis soudain le chemin coupé net par un cañon de plus de dix mètres d'à pic : le torrent que nous avions longé la veille s'apprêtait ici à se jeter dans le Río Crisnejas. Alors que nous approchions de onze heures, je rejoignis le groupe qui m'attendait avant d'attaquer le plat de résistance de la journée : une côte imposante que le cours du Río nous obligeait à franchir. Sous un soleil de plomb, nous avons entrepris l'ascension de la montagne : Là encore, quelques Matucana formosa (voir photo n°17) mais surtout de nombreux cierges parmi lesquels je distinguais Espostoa lanianuligera, avec ses longs aiguillons et surtout, pour les individus les plus âgés, une espèce de bourre laineuse qui s'échappait de l'apex de la plante. De cette bourre, appelée céphalium, sortent des fleurs de couleur crème, mais je n'en observais pas ce jour-là. Par contre, plusieurs plantes coupées à la machette attestaient qu'ici aussi cette bourre était mise à contribution pour être utilisée comme rembourrage de matelas.

Passé midi, nous sommes arrivés au col de notre petit raccourci et nous avons entamé notre descente sur Matibamba. Le sommet de notre chemin était situé sur une étroite arête rocheuse, constituée de pierres calcaires où le vent avait sculpté tout un entrelacement de sillons aux bords coupants comme des silex. Au pied d'un de ces étranges rochers, je découvrais une petite plante rampante avec des fleurs ressemblant à de petits sacs marron, à l'ouverture à peine un peu échancrée : une espèce qui m'était inconnue appartenant sans doute au genre Aristolochia.

En descendant de l'autre côté, nous avons pu observer un aigle gris tandis que plus loin, dans la plaine qui nous séparait de notre destination, mon attention fut attirée par de multiples cris aigus appartenant sans aucun doute à quelque psitacidé. Effectivement, j'aperçus bientôt une nuée de petits perroquets que mes jumelles me permirent d'identifier comme Forpus xanthops, une espèce extrêmement localisée endémique à cette région. Ces petits oiseaux vert tendre présentent un croupion et des ailes bleu-émeraude et une tête jaune. Ils formaient un attroupement bruyant sur les branches d'un grand Armatocereus.

C'est sous un soleil de braise que nous sommes arrivés à Matibamba, la langue raide comme une baguette de tambour : il était deux heures de l'après-midi et d'un commun accord, nous décidâmes d'en rester là pour la journée.

Notre hôte du jour, le représentant de la communauté de Matibamba, nous amena le réglementaire seau de mangues et pour ma part, je me décidais pour quelques bananes offertes par une voisine. Nous avons déjeuné d'un plat de riz et alors que je terminais mon assiette, mon attention fut attirée par un bruit répété, une sorte de “boum-toc” que j'avais déjà entendu la veille à la Lima. Je me suis rendu sur le devant de la maison où un groupe d'enfants était réuni sous un immense manguier. Entourée de ses petits amis, une gamine d'une dizaine d'années, vêtue d'un vieux t-shirt gris, d'une petite jupe noire et les pieds nus, était en train de piler du riz dans un grand mortier creusé dans un tronc de manguier. Les cheveux collés par la sueur, elle levait au-dessus de sa tête un gros pilon de bois puis, de toute sa petite force, le précipitait au fond du mortier où le riz amortissait le choc en un “boum” sourd. Bandant à nouveau ses muscles, la fillette relevait le pilon qui en touchant le bord supérieur du mortier faisait un “toc” sonore. Avec Don Telmo, nous sommes allés discuter un peu avec les gosses et j'ai fait un premier essai pour piler le riz. Après avoir soigneusement étudié le pilon, qui laissait voir le joli dessin d'un bois finement poli par l'usage quotidien, je le levais à mon tour et en donnais un grand coup dans le fond du mortier. Les gosses partirent en éclats de rire et m'expliquèrent que je devais taper de toutes mes forces sinon, “au riz, je ne lui ferais que des chatouilles !” Je m'exécutai et cette fois le pilon fit entendre le “boum” adéquat. Après quelques minutes de ce petit jeu, je demandais à connaître la suite du procédé. La gamine à la jupe noire se précipita avec une assiette qu'elle remplit d'un peu de riz et levant le bras, le versa à nouveau dans le mortier : un peu de son fut emporté par le vent tandis que le grain retombait. Une jeune femme qui devait être la soeur de la première m'expliqua que la gosse était un peu trop petite pour lever l'assiette assez haute et me fit à son tour une démonstration : cette fois, une part déjà plus importante de son fut séparée du grain. La femme m'expliqua qu'il fallait continuer ainsi jusqu'à ce que le riz soit bien blanc et ajouta avec un sourire moqueur : «mais pour cela il faut encore taper beaucoup avec le pilon !» Je ne relevai pas le défi mais me demandai si les gens en Europe en achetant leur riz dans les supermarchés pensent parfois à la sueur et aux efforts qu'ont coûtés sa production. Mais il y a aussi sans doute des machines qui font ce travail et n'était-il pas possible d'en trouver une pour que les gamins du coin soient libérés de ce pénible travail ?

Mes compagnons manifestèrent le désir d'aller chasser des pigeons et les gens du hameau nous expliquèrent que pour trouver de ces “turcas”, il fallait descendre au bord de la rivière dans les plantations de coca. Comme je ne connaissais cette plante que par les feuilles vendues sur les marchés de San Marcos, je me joignis au groupe. Dans un parfum de forêt tropicale, nous avons suivi un petit sentier entre les plantations de yucas, de citronniers et de bananiers pour arriver un peu plus tard dans un champ que remplissaient une multitude de petits arbustes à feuilles de laurier et aux fruits dorés. Le feuillage de ces arbustes était plutôt rare, on venait en effet de procéder à la “ramada” consistant à arracher les feuilles pour ensuite les sécher. Un bon ouvrier arrive ainsi à récolter quelque vingt kilos par jour, gagnant (payé en feuilles de coca) l'équivalent de trois francs suisses. Je contemplais songeur un rameau de coca où venaient de s'ouvrir quelques petites fleurs blanches : comment assimiler cette plante à l'apparence anodine aux ravages que la cocaïne engendre en Occident ? J'en étais bien incapable et ce n'est pas l'apparence de notre guide, un jeune garçon maigre et brûlé par le soleil, vêtu d'un short rapiécé et d'un vieux t-shirt aux couleurs de la “Universitario de Deporte” qui aurait pu m'aider à voir dans les paisibles habitants de Matibamba, les émules d'un Pablo Escobar…

Un coup de fusil m'arracha à mes pensées et me rappela que nous étions venus ici pour chasser le pigeon. Je rejoignis mes compagnons qui commentaient l'échec de Beto, notre cameraman, avec de grands rires. Je me proposais de défendre l'honneur de Guillaume Tell et on me présenta la carabine à air comprimé. Malgré plusieurs tirs, je fus bien incapable de donner à tous ces péruviens la mesure de l'excellence helvétique en matière de tir de précision et me contentais de sauver mon honneur d'ornithologue-ami-des-oiseaux ! Johny, notre chasseur de momies, ne fit pas tant de façon et atteint, d'un tir en plein coeur, une de ces fameuses turcas, qui mourut en dégorgeant toute une ration de petits fruits de coca. La nuit tombait quand nous sommes revenus à Matibamba, sans avoir davantage porté atteinte à l'avifaune locale. Nos hôtes nous avaient préparé une marmite de soupe que nous accompagnâmes de morceaux de yuca. Le nom français de cette plante est “manioc” ou “tapioca” et elle n'a rien à voir avec les Yuccas, commun chez nos fleuristes. Alors que le yucca est une agavacée d'Amérique centrale et du nord, la yuca (Manihot esculenta) est une euphorbiacée dont la racine consommée cuite à un goût de pomme de terre. Elle remplace cette dernière chez la plupart des populations du bord du Marañón et de la selva et a l'avantage de se cuire rapidement. Au Pérou, la pomme de terre ne pousse guère au-dessous de 2000 mètres. Les meilleurs rendements s'obtiennent vers 3000m et on en plante jusque vers 3800m. La yuca pousse seulement jusqu'aux environs de 2500 mètres, mais alors avec des rendements assez faibles, et surtout un goût qui ne vaut pas celui des plantes du “Temple”, autre nom local de cette région du Marañón se trouvant aux alentours de 1100m. Il existe de très nombreuses variétés de cette espèce et celle que nous désignons en français sous le nom de manioc ne peut pas se consommer simplement bouillie : on doit la laver pour en extraire le jus toxique et elle se consomme finalement sous forme de farine (le “couac” de la Guyane).

Une fois le repas terminé, alors que mes compagnons “s'armaient” pour la veillée, nous avons discuté avec l'Alcalde de Matibamba qui est le représentant officiel des gens du hameau. On parla des années passées et d'un certain “Barbón” (barbu) qui à la tête de sa colonne de sendéristes visita la région à plusieurs reprises. Guerilleros du Sentier Lumineux ou Tupac Amaru (le fameux MRTA), mon interlocuteur ne faisait pas vraiment la différence : pour lui, tous étaient des “terrucos”, des terroristes qui n'amenaient rien de bon. Les gens du hameau acceptèrent de les nourrir et d'écouter leurs discours mais refusèrent obstinément de collaborer. Le Barbón n'insista pas et jamais ne se montra violent envers cette petite communauté. J'ai eu l'impression que les gens pauvres avaient souvent plus peur de la police que des terrucos. En effet, cette dernière, dans les années noires de sa lutte contre le terrorisme, n'a pas toujours fait le détail et de nombreux charniers découverts dernièrement prouvent que la répression fut impitoyable, meurtrière et souvent aveugle. Ce Barbón mourut quelques années plus tard lors d'une tentative d'attentat à Cajabamba.

Il ne devait pas être plus de dix heures lorsque nous sommes allés nous coucher.

Matibamba, dimanche 13/08

Le matin nous trouva nettement plus frais et reposés que la veille, absolument décidés à coucher le soir à ce fameux Tingo la Palla. Nous avons plié bagage rapidement et mis le cap sur le hameau voisin de Guachaque, où une famille du coin nous avait invités pour le petit déjeuner. Ce hameau d'une dizaine de maisons se trouvait à un kilomètre, séparé de Matibamba par une petite butte où notre hôte de la veille nous avait assuré qu'on pouvait trouver des tombes des “gentiles”. C'est avec ce nom de “gentiles” que les habitants de la sierra désignent les antiques habitants du pays : Incas, Caxamalca et autres Chimus. Nous n'avons pas vu de traces de ces “gentiles” et mon unique surprise, en arrivant à Guachaque, fut d'être accueilli par une charmante jeune femme qui me gratifia d'un souriant “Bienvenidos Don Oliver !”. Suis-je connu à mon insu jusqu'à ces confins de la province ? Sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que je portais une fois de plus la carabine à air comprimé de Beto, j'eus la tentation après avoir répondu à son salut d'ajouter : mon nom est Bond, James Bond ! Je me retins à temps, heureusement. Après avoir déjeuné d'une excellente soupe, accompagnée des inévitables yucas, nous avons eu droit à une tasse de chocolat qui se prépare ici avec de l'eau et du cacao produit sur place. Inutile de vous dire que la saveur en est inimitable !

Nous avons pris congé de cette accueillante famille à dix heures et pris le chemin de Tingo, longeant les rizières de Guachaque (voir photo n°20). Un puissant vent chaud montait de la vallée et soulevait par moment des nuages de sable. Comme la veille, nous avons dû emprunter un petit chemin à flanc de montagne pour éviter de traverser la rivière. Je retrouvais dans les rochers de la montagne une magnifique population de Matucana formosa : de nombreuses plantes regroupées en petites colonies attestaient de la vitalité de cette population. A la différence des plantes observées la veille, les spécimens de cette station montraient souvent un port dressé, presque céreiforme et il y avait même un exemplaire possédant une “branche” (voir photo n°05). Un peu plus loin, tandis que s'amorçait la descente sur Tingo, je rencontrais une autre espèce d'Espostoa, probablement E. lanata (voir photo n°18), de plus petite taille avec des aiguillons plus courts, plus réguliers. Nous pénétrâmes dans les premières rizières de Tingo sur le coup de midi. Marchant à côté de Don Telmo, ce dernier m'expliqua que depuis sa dernière visite dans ce hameau, il y a deux ans, plus de la moitié des terres avaient disparu, emportées par les crues du Crisnejas ! Il m'indiqua quelques maisons sur une falaise abrupte de l'autre côté de la rivière en me racontant que c'était tout ce qui restait de Tingo Grande et de ses nombreuses rizières. Ces deux Tingo se trouvent du même côté du Marañón, mais comme ils sont séparés par le Río Crisnejas, Tingo la Palla appartient à la province de San Marcos, département de Cajamarca, tandis que Tingo Grande fait parti de la province de Cajabamba. Nous avons coupé à travers les rizières de Tingo la Palla pour rejoindre les quelques maisons du hameau, regroupées autour d'une petite élévation de terrain, sur les flancs d'une imposante montagne (voir photo n°24). Nous déchargeâmes nos affaires chez un sympathique père de famille d'une trentaine d'années que Don Telmo nous présenta comme le meilleur “balsero” de tout Tingo. Après avoir fait honneur au traditionnel seau de mangues, le groupe décida d'aller se baigner sur les bords du Marañón, en attendant que la femme de notre balsero nous prépare notre plat de yucas quotidien. Je découvris alors pour la première fois les flots de ce qui est un des plus importants affluents de l'Amazone. Bien sur, à plus de cinq mille kilomètres de l'Atlantique, le Marañón de Tingo ne peut que laisser augurer de ce que sera plus tard l'immense Amazone : de plus, en cette saison, il ne dépasse que rarement les cinquante mètres de large et se traverse à pied. A la saison des pluies, les flots coulent d'une rive à l'autre et c'est alors une rivière qui peut rivaliser avec le Rhin tel qu'il se présente à Bâle. Tandis que nous faisions trempette dans ses eaux boueuses et pour tout dire assez froides, je contemplais sur l'autre rive une bande de gosses jouant avec un de ces radeaux qu'on appelle ici une “balsa” car fait en bois de balsa, cet arbre à la croissance rapide, bien connu des modélistes occidentaux. Après nous être séchés, nous sommes allés prendre notre déjeuner chez notre balsero.

L'idée initiale de notre périple étant de descendre le Marañón en radeau jusqu'à Montevideo, Don Telmo se mit en quête d'une balsa et je décidais de l'accompagner. Nous sommes revenus sur nos pas du matin pour croiser le Crisnejas, destination Tingo Grande. Après une petite recherche dans les quelques plantations de coca épargnées par les crues, nous avons enfin découvert le propriétaire d'une balsa qui, selon le balsero qui nous accompagnait, était capable d'emmener deux taureaux à la fois ! L'affaire ne se fit pas pour la “balsa de deux taureaux”, mais après une opiniâtre discussion le propriétaire accepta de nous vendre une autre balsa ne lui appartenant pas, mais laissée en garde par un proche parent. Sans le moindre scrupule, nous sommes allés constater l'état de cette balsa et en moins de cinq minutes le contrat était passé : Nous n'avions plus qu'à tirer notre acquisition vers les rives du Marañón. Il avait été décidé d'acheter la balsa plutôt que de la louer car ces embarcations, ne possédant pas de moteur, sont ensuite trop pénibles à remonter sur de longues distances, ce qui se fait en les tirant le long de la rive. D'ordinaire, elles servent surtout à passer le bétail et les gens d'une rive à l'autre ou à effectuer de petits transports. Dans le cas de plus longs trajets, elles sont généralement revendues en aval et leur propriétaire retourne chez lui en suivant la berge et en emportant un des rondins de la balsa. Quand une courbe du Río lui interdit de continuer, il se met à l'eau sur son rondin et, ramant de ses mains, le traverse rapidement. Pour le balsero, le plus pénible dans cette technique n'est pas de charger son tronc de balsa qui malgré son diamètre ne pèse que quelques kilos, mais de reculer de plusieurs centaines de mètres à chaque traversée, emporté par le puissant courant du Marañón.

De retour chez notre hôte de Tingo la Palla, je fis la connaissance d'un habitant du village, que mes compagnons terminaient de questionner. On pria alors ce solide paysan aux cheveux gris et à la mâchoire volontaire, de recommencer pour moi l'histoire de sa découverte d'une véritable momie, ce qu'il fit sans se faire prier davantage.

Alors qu'il était allé mener paître son bétail sur les flancs d'une vallée encaissée, il avait découvert une petite grotte au pied de la montagne. Il s'était glissé dans l'étroite ouverture et craquant une allumette, avait constaté qu'elle contenait la momie d'une princesse inca avec son diadème d'or massif.

- Une vraie momie inca, avec tous ses bijoux ? insista notre Johny.

- Sûr ! avait répondu le paysan : elle avait un diadème d'or et aussi des bracelets en or aux poignets et aux chevilles, et aussi un collier de shakiras, (ces petites pierres bleutées, tant recherchées par les pilleurs de tombes).

- Et comment était-elle ? reprit notre chasseur de trésor.

- Comme toutes les momies, accroupie avec les mains comme ça !

Et il fit le geste de se tenir les joues avec ses mains.

- Et alors ? avons-nous demandé.

- Alors, je l'ai sortie de la grotte pour la regarder plus à mon aise : ce n'était pas dur car elle ne pesait presque rien, tant elle était sèche. Je me suis assis et je l'ai posée sur mon genou pour la regarder encore. Alors, elle a disparu dans un nuage de poussière et j'ai commencé à tousser, tousser. Je ne pouvais pas m'arrêter et j'ai cru que j'allais mourir quand j'ai vu que je crachais du sang, mais au bout d'un moment je me suis un peu repris. J'ai ramassé les bijoux qui eux étaient restés intacts et je suis revenu chez moi en toussant. J'ai craché du sang jusqu'au lendemain puis c'est passé.

Notre chasseur de trésor nous expliqua alors que c'était bien connu que la poussière des momies pouvait être mortelle et il ajouta que notre paysan avait eu bien de la chance de s'en sortir vivant. Lui-même avait toujours sur lui un flacon d'antimoine pour ces cas particuliers. Une discussion animée s'engagea sur la toxicité de la poussière de momie : certains de mes compagnons soutenaient la thèse que les Incas baignaient leurs morts dans un poison, pour les protéger des pilleurs de tombes tandis que d'autres étaient d'avis que cette toxicité était due à des champignons se développant dans les tissus en décomposition.

- Et les bijoux qu'en avez-vous fait ? se rappela soudain Antonia

- Je les ai amenés à Cajamarca et je les ai montrés à un parent que je connaissais là-bas. Il m'a donné six soles pour mon retour et m'a dit qu'il allait les faire analyser avant de les vendre. Il a pris les bijoux et je ne l'ai jamais revu !

Le paysan et tout le groupe s'esclaffèrent de bon coeur. Avec Johny, nous avons effectué un rapide calcul et, estimant le poids de l'or à un demi kilo, nous sommes arrivés au chiffre d'à peu près cinq mille dollars, pour la seule valeur du métal. Sur le marché clandestin du trafic d'antiquités, le prix des bijoux était certainement beaucoup plus élevé. Notre innocent découvreur de trésor ne gagne probablement pas deux dollars par jour…!

On parla alors des “gentiles” et notre balsero qui avait écouté la conversation en silence nous raconta qu'il connaissait une autre momie un peu plus haut sur le fleuve, probablement intacte. Comme tous manifestaient le désir d'aller à sa recherche, il s'offrit à nous y emmener mais en nous prévenant :

- C'est à seulement une heure d'ici, mais de toute façon vous ne pourrez pas l'approcher : elle est amarrée sous un petit aplomb rocheux, cent mètres à pic en dessus du Marañón. Il faudrait passer par le haut et redescendre avec des cordes, mais là aussi il y a plus de cent mètres de falaise. Je la vois chaque fois que je passe par là, mais jamais personne n'est arrivé à l'atteindre. De toute façon, il ne semble pas qu'elle ait des bijoux en or.

Nous avons sagement admis qu'il ne valait pas la peine de risquer sa vie seulement pour quelques shakiras mais une question resta posée : comment les “gentiles” faisaient-ils pour aller accrocher leurs morts dans ces endroits impossibles ? Le balsero dit qu'il pensait qu'à l'époque des Incas le lit de la rivière était beaucoup plus haut et que l'érosion l'avait beaucoup abaissé jusqu'à nos jours. Peut-être qu'alors ils n'avaient qu'à confectionner des échelles pour arriver jusqu'au surplomb.

Nous avons demandé à notre découvreur s'il n'y avait pas d'autres momies plus accessibles dans les environs et il nous indiqua un autre site, à seulement deux heures de marche :

- C'est dans le Cerro de l'Alma, là-bas au nord. Il y a une immense grotte qu'on voit d'ailleurs depuis ici ! Dans la grotte, il y a une maison de pierre, peinte en bleu, comme le faisaient les “gentiles”. Et dans la maison, il y a plusieurs momies, mais pas de bijoux. Il semble que ce devait être des gens pauvres car même leurs habits sont tout simples, sans dessins.

Nous avons discuté un peu si cela valait la peine de retarder notre départ pour aller faire un tour à la caverne, mais nous y avons renoncé finalement : quand un serrano parle de deux heures de marche, il faut en général compter le double, ce qui nous faisait perdre un jour complet. On se lamentait sur le peu de temps à notre disposition et l'éloignement de ces sites archéologiques quand le paysan nous fit remarquer :

- Si vous voulez voir des traces des Incas, il n'y a pas besoin d'aller si loin : ici même, à Tingo, il y a une pierre avec des dessins taillés dessus.

Tout le monde se leva immédiatement et s'en alla voir de quoi il retournait. Nous n'avions pas marché cent mètres que nous découvrions, entre deux maisons, un énorme rocher qui en effet montrait des pétroglyphes divers : il y avait surtout des empreintes de mains et de pieds qui semblaient avoir été faites avec un acide mais aussi d'autres motifs que nous identifiâmes comme des serpents. Tout cela paraissait très ancien et plusieurs de ces dessins étaient en partie effacés, à cause de l'érosion mais aussi sans doute par la faute des nombreux enfants grimpant sur cette pierre. Notre paysan nous invita à découvrir sur le côté supérieur du rocher ce qu'il appelait “la Llave”, la clé. En effet, entouré d'un petit triangle sculpté en bas relief, un petit trou plus profond présentait la forme d'un trou de serrure. Et comme je lui faisais remarquer que cela avait plus l'allure d'une serrure que d'une clé, le paysan me répondit que ce n'était pas une serrure mais un plan, la “clé” pour trouver le trésor !

- Regarde Gringuito ! le trésor doit se cacher là haut !

Nous nous retournâmes pour observer l'endroit qu'il nous désignait dans l'immense montagne qui surplombait Tingo : au milieu d'un pan de rocher vertical, en forme de triangle, s'ouvrait l'ouverture d'une petite grotte, ronde comme un oeil de boeuf. Nous sommes restés un bon moment à regarder l'entrée de la grotte aux jumelles, mais l'on ne distinguait rien d'autre qu'une ouverture béante. J'essayais de chercher dans la falaise un chemin pour arriver à la grotte, mais en vain : il ne m'apparut pas possible de s'approcher à moins de vingt mètres de l'ouverture et la solution la plus raisonnable était certainement de descendre en rappel depuis le haut de la falaise.

Comme la nuit tombait, nous avons pris congé du paysan et repris le chemin de notre gîte. Nous n'avions pas encore dîné, mais nos esprits à tous étaient déjà suffisamment nourris d'histoires de momies et d'Incas pour nous assurer les rêves les plus aventureux !

Tingo la Palla, lundi 14/08

Le lendemain matin, un lundi, nous attendait une grande aventure : une quinzaine de kilomètres sur le Marañón, en balsa ! Je ne suis pas autrement friand de ce genre d'exploit, aussi j'accueillis avec plaisir la proposition de marcher un peu jusqu'à “el Puente” (le Pont) pour aller rejoindre les radeaux après les rapides. Nous sommes partis à dix heures, et avons commencé à suivre la rive gauche du Río Marañón, un peu sur les hauteurs. Nous avions à peine laissé derrière nous les dernières maisons de Tingo que j'apercevais mon premier Matucana de la journée : une grosse boule, avec de robustes petits aiguillons blancs. Près de trente côtes, à peine tuberculées et surtout de splendides fleurs rouge-orangé. Le tube floral, de gros diamètre, me fit penser à M. aurantiaca, mais en l'absence de graines je ne pouvais guère assurer une détermination sérieuse. Un peu plus loin, un autre cactus attira mon attention : une copie de Opuntia ficus-indica, mais avec des palettes beaucoup plus petites. La plante ne portait pas de fleurs. Je n'eus malheureusement pas le temps de prospecter beaucoup, car mes quatre compagnons étaient déjà loin devant. Je me dépêchais en ne jetant qu'un regard distrait aux Browningia, Armatocereus et autre Espostoa. Il y avait une petite proéminence, à ma gauche, qui semblait faite d'un sable brun. Quelques excavations et fouilles de formes diverses lui donnaient un peu une allure de ruines Inca, mais je me rendis rapidement compte de mon erreur : il ne s'agissait que du cimetière de Tingo comme en témoignaient quelques croix achevant de se décomposer. Visiblement, on ne mourrait pas beaucoup dans ce hameau.

Comme nous nous approchions de ce Pont que je n'apercevais toujours pas, je rencontrais à nouveau toute une population de Matucana. Sur une pente plus raide et complètement grillée par le soleil, je découvris quelques plantes magnifiques, avec des fleurs un peu plus grosses que précédemment, nettement plus orangées (voir photo n°04). Je venais de terminer mon rouleau de pellicule en photographiant un genre de petit gecko quand j'aperçus le géant de ces lieux, un Matucana de plus de vingt-cinq centimètres de diamètre, pour cinquante de haut ! Vraiment un monstre, pour ce genre de cactus généralement de taille réduite. Cette fois, avec les fleurs, il y avait des fruits, je pus ainsi observer attentivement quelques graines. Elles étaient en forme de petit soulier, le hilum nettement creusé ne laissant aucun doute sur l'espèce : j'étais indiscutablement en présence d'une étrange population de Matucana formosa ! Il était vraiment difficile de croire que ces plantes appartenaient à la même espèce que celles, si différentes, rencontrées en amont de Tingo, à quelques kilomètres de là.

Je laissais là ma découverte pour me dépêcher vers les bords de la rivière où m'appelaient mes compagnons. De pont, il n'y en avait pas et j'appris que ce nom, “El Puente”, venait de deux têtes de pont sur chaque rive, qui attestaient qu'au point le plus étroit, les Incas avaient tenté de construire un pont suspendu.

Nous avons embarqué sur les balsas et commencé la descente. Notre radeau était constitué de douze troncs de balsa réunis par des liens de fil de fer et posés sur deux troncs perpendiculaires. A l'arrière, sur une armature de bois étaient disposés les bagages. Nous nous tenions au milieu, les pieds dans l'eau qui s'infiltrait entre les troncs. Pour diriger tout ça, notre meilleur-balsero-du-Tingo était agenouillé sur la poutre de proue et à l'aide d'une rame rudimentaire, orientait l'embarcation dans le courant. Nous étions sept sur notre balsa, et les trois derniers membres de l'expédition se serraient dans un radeau minuscule qui s'enfonçait presque dans les eaux : de loin, les trois aventuriers paraissaient des émules du Christ marchant sur l'eau ! (voir photo n°10)

La conduite de ce type d'embarcation à l'apparente rusticité fait appel à une bonne dose d'expérience, mêlée à un sens développé de l'observation et à pas mal d'intuition. Le radeau semblait descendre les flots, comme abandonné à la volonté du courant, mais il n'en était rien. Adroitement, notre balsero savait attendre le moment adéquat pour donner quelques coups de rame, cherchant le courant le plus rapide, évitant d'être porté contre les rochers dangereux de la rive. Il était capable de contrôler un peu la vitesse de l'embarcation, en jouant sur sa position par rapport au sens du courant, la mettant perpendiculairement aux flots pour gagner un peu de vitesse. Autour de nous, le paysage était splendide et surprenant. Nous naviguions entre des parois vertigineuses, au pied de sommets qui se perdaient dans les nuages. Un univers minéral, avec des couleurs ocre, cuivre, brun-crème. Le plus frappant était l'aridité des rives : j'observais des Melocactus (voir photo n°02), typiques des stations les plus sèches, à quelques mètres de l'eau. Jusqu'à présent, j'imaginais le Marañón comme une sorte de transition entre les garrigues de San Marcos et l'exubérance de la forêt tropicale… Grave erreur car, alors que nous nous approchions de l'Amazonie, le milieu n'en était que plus aride. Parfois, au détour d'une imposante falaise, j'apercevais un changement de végétation et pouvais observer une petite population de broméliacées rayées, s'agrippant au rocher. Peu de vie, apparemment. Nous avons juste aperçu un petit vautour tout noir et quelques taureaux s'approchant des rives pour se désaltérer. Nous avons tenté d'apercevoir les “bujos bravos”, les ânes sauvages, qui selon notre balsero se reproduisaient librement dans les montagnes, mais en vain. Si j'avais pu observer un martin-pêcheur juste avant d'embarquer, je n'en vis pas d'autre pendant le reste du voyage. Pourtant, à en croire notre guide, la rivière était riche en poissons et il nous assurait avoir sorti de l'eau des prises dépassant le mètre, des sortes de poisson-chat avec de longues moustaches.

Notre première pause se fit dans une boucle du Marañón appelé “Milaudia”. C'est un hameau de quelques maisons et l'endroit est réputé pour ses oranges, au goût, paraît-il, i-ni-mi-table ! Je décidai de rester près des radeaux, avec Henry, à pêcher depuis quelques gros cailloux émergeant des flots. Après avoir appâté ma ligne avec une petite cicindèle capturée sur le sable de la rive, je commençais à pêcher, en faisant tout mon possible pour avoir l'air d'y connaître quelque chose. En face de moi, sur l'autre rive, j'observais des formations rocheuses qui me rappelaient étrangement les pyramides d'Euseigne, au Valais. Quelques éperons formés d'alluvions de couleur rouge-brique, se découpaient sous de grosses pierres plates posées comme des bérets basques (voir photo n°21). Le reste des voyageurs revint chargé d'oranges alors que Henry et moi attendions toujours le premier poisson. J'ai goûté les fameuses oranges et ne leur trouvais vraiment rien d'extraordinaire. Diplomatiquement, j'assurais Don Telmo que jamais je n'en avais savouré de meilleures.

Nous embarquâmes à nouveau. Il était plus de midi et seul le contact de nos pieds nus avec l'eau de la rivière nous aidait à oublier un peu la chaleur qui commençait à se faire suffocante. Je ne pus m'empêcher de penser à nouveau aux antiques habitants de ces contrées désertiques, tandis que recommençaient à défiler autour de nous les falaises et les rives les plus escarpées. Nous scrutions aux jumelles la plus petite grotte, dans l'espoir d'apercevoir des momies et je me demandais pourquoi les “gentiles” étaient venus s'installer dans ces milieux inhospitaliers. Peut-être que finalement cette région n'était inhospitalière que pour nous qui ignorions tout de la façon d'en tirer partie. Je me demandais aussi ce qui pouvait bien pousser ces gens à aller cacher leurs morts dans ces falaises surplombant le fleuve. On peut comprendre qu'on cherche à dissimuler des momies ornées de bijoux, pour éviter les pilleurs de tombes, mais pourquoi celles qui en sont dépourvues. On peut aussi se demander comment ces momies se sont conservées jusqu'à nos jours. J'ai effectué quelques mesures du taux d'humidité pendant le voyage et les valeurs tournent autour de quarante pour-cent. Dans ces conditions, les corps se décomposent difficilement. Et des valeurs prises dans ces falaises où se cachent les momies se révéleraient sûrement encore plus basses. Alors que nous arrivions à Urpayaco, notre gîte pour la nuit, je me dis que finalement les familles des disparus allaient placer les corps des défunts dans les falaises pour que ceux-ci puissent jouir pour l'éternité du paysage magnifique de cette vallée du Marañón.

Nous avions à peine débarqué des radeaux et commencé à décharger les bagages qu'arriva notre hôte du jour, Don Antenor, dit “Le Barbon”. Je n'ai guère fait de description des personnages rencontrés durant notre périple, mais pour le Barbon, je vais faire un effort. Un mètre septante à tout casser, perché sur des jambes nerveuses, le Barbon exhibe évidemment une épaisse barbe noire. Vêtu d'un short rapiécé et d'une chemise qui ne l'était pas moins, il se précipita vers nous avec une démarche de sauterelle lui donnant l'allure d'un Robinson hagard, accueillant l'équipage d'une corvette anglaise. Il parlait rapidement agitant sans arrêt ses bras noueux. Deux yeux noirs, au regard pénétrant, achevaient de donner la mesure du personnage : assurément quelqu'un hors du commun.

- Enfin vous arrivez, dit-il, je vous attendais pour samedi, puis pour dimanche et rien ! Je me demandais si la radio n'avait pas annoncé de fausses nouvelles.

Si pour ma part, j'avais l'impression d'arriver au bout du monde, ce n'était assurément pas le cas : nous étions entre gens de connaissance. Don Telmo, notre guide, avait fait plus d'une fois le voyage jusqu'à Urpayaco et la famille de Don Beto avait été propriétaire de toutes les terres qu'avait achetées le Barbon. Ce dernier était originaire de “El Azufre”, près de San Marcos. Aussi les premières minutes se passèrent à évoquer quelques potins de famille. Nos deux balseros manifestèrent le désir de rentrer chez eux sans tarder et nous les aidâmes à détacher deux troncs du radeau. Ils amarrèrent leur petit sac à dos sur leur tête et franchirent la rivière sur leur tronc de balsa. Tandis qu'ils nous saluaient une dernière fois en marchant sur l'autre rive, je demandais à Don Telmo combien de temps durerait leur retour à Tingo. Il m'expliqua que comme nous approchions de la pleine lune, ils pourraient marcher de nuit et seraient à la maison un peu avant minuit. Il était près de trois heures de l'après-midi.

Nous avons fini de traîner les balsas un peu plus haut sur la plage de galets et, après avoir chargé nos bagages, pris le chemin de la cabane du Barbon. La plage est bordée d'une épaisse frange d'un roseau très ramifié au niveau du sol, qu'on appelle ici la “Caña brava”. Ce rideau de roseaux défend la rive de toute arrivée inopportune et il faut bien connaître l'entrée pour pénétrer dans le domaine du Barbon. Après avoir passé cette barrière, nous avons traversé une zone de dunes de sable fin puis quelques rizières au centre desquelles nous attendait notre toit. En fait de toit, il s'agissait bien d'un toit, mais d'un toit seulement. Fiché sur quatre épieux et recouvert d'une couche de chaume (ou plutôt de Caña brava) la construction avait visiblement été achevée à notre intention : nous étions bien attendus ! Pas de femme à Urpayaco (si ce n'était notre étudiante) aussi nous avons entrepris de peler nous même nos yucas, tandis que le Barbon s'en allait nous chercher quelques tiges de canne à sucre. De nombreuses petites graines s'étaient accrochées au bas de mes pantalons et piquaient méchamment tandis que j'essayais de les retirer. Comme je demandais le nom de cette démoniaque cochonnerie, Henry m'apprit qu'on les appelait des “Abre-ojo” (des ouvres-l'oeil)… Car elles obligeaient à regarder où on mettait les pieds en marchant.

Notre cahute était au centre d'un terrain mesurant un peu plus d'un hectare, irrigué par un petit ruisseau, où notre hôte cultivait de la yuca, du riz, des limons, de la canne à sucre, des mangues et de la coca. Nous avons commencé à souper, alors que la nuit était déjà tombée. Puis, le reste du groupe s'étant convenablement “armé” avec la production locale, le Barbon entrepris de nous conter comment il avait acheté son domaine de Urpayaco.

A l'époque, tout le monde l'avait regardé comme un fou : dépenser autant d'argent pour des terres en grande partie sans eau ! En effet, le terrain où nous étions ne constituait qu'une minuscule partie du domaine. En dessus de la falaise d'alluvions qui nous coupait la vue, s'étendait un immense replat qui finissait aussi apr monter un plus haut dans la montagne et tout autour, fermées par un grand cirque de rochers, s'étendaient d'épaisses garrigues. Le Barbon nous expliqua que quand il revint de Lima, où il avait travaillé de nombreuses années, il tomba amoureux de ce coin de pays et décida d'acheter Urpayaco. Les détails de la transaction et la façon dont le Barbon arriva à se rendre maître de ces quelques mille hectares de terrain, semblaient très compliqués et effectivement être une histoire de fous. Fou, notre Barbon paraissait bien l'être, c'est vrai, mais d'une autre façon. Ce que commencèrent à voir les gens de la région. Le Barbon avait constaté, avant d'acheter le domaine, que les Incas avaient, en leur temps, construit un canal d'irrigation depuis un torrent venant du haut du cirque rocheux d'Urpayaco. Ce torrent était trop encaissé pour être capté ainsi, mais en construisant un canal en haut du cirque rocheux, le débit important du ruisseau permettait sans problème d'arroser toutes les terres cultivables. Le Barbon entreprit donc la construction de son canal. Ainsi il pouvait espérer transformer son domaine aride en un domaine enchanteur… et lucratif. Comme nous le confirma notre hôte :

- Ce canal, c'est un travail de dingue, mais une fois que j'aurai mon eau, j'aurai fini de m'en faire. Je me construirai une maison sur le haut du terrain et je resterai à regarder la télé tandis que mes “peones” feront le travail.

Mes compagnons se montrèrent surtout intéressés par la possibilité de trouver du chevreuil dans les garrigues et le Barbon leur assura qu'effectivement on pouvait en trouver à Urpayaco. Ils décidèrent de tenter leur chance le lendemain matin tôt. Je refusais de les accompagner : d'une part parce que je n'avais aucune envie de me lever à quatre heures du matin et ensuite parce que je ne croyais vraiment pas au succès de la tentative. Je les assurais par contre de mon soutien inconditionnel pour ce qui était de la dégustation du produit de leur chasse, au cas où…

Beto, Johny et Henry préparèrent leurs armes pour le lendemain et tout le monde alla se coucher.

Urpayaco, mardi 15/08

Je fus réveillé par un coup de fusil, alors que le jour s'était levé depuis quelques minutes déjà. D'après le bruit de canon de la détonation, il s'agissait sans doute du “tromblon-à-ours” de Johny. Alors que le groupe des restants entreprenait de peler un seau de yuca pour le déjeuner, tout le monde discuta de nos chances de manger un bout de viande ce jour-là. Nous avions terminé notre soupe, quand les chasseurs revinrent, bredouilles. Le coup de feu avait laissé la vie sauve à une “énoooorme” perdrix et personne n'avait vu de chevreuil, pas même le Barbon.

Pendant que nos Nemrods prenaient leurs petits déjeuners, nous entreprîmes de gravir une petite butte qui surplombait le Río, à l'entrée d'Urpayaco. Le Barbon nous assurait qu'il y avait là des traces de “gentiles”. Après avoir traversé quelques rizières, nous avons entrepris notre petite ascension et effectivement, arrivant sur la butte, nous pûmes observer quelques restes de construction en pierre qui attestaient d'une présence ancienne. Il ne restait pratiquement plus rien et pour ma part je fus surtout intéressé par un de ces Opuntia déjà observés à Tingo. J'en trouvais plusieurs exemplaires dont un arborant de magnifiques fleurs oranges (voir photo n°11). Il s'agit paraît-il de Opuntia macbridei, espèce qui présenterait deux variétés: une, plutôt rampante avec de longues épines et celle que je venais de découvrir, dressée, mais sans aiguillons. Tout près, on trouvait encore de nombreux Melocactus, dont je pus déguster les fruits, légèrement acides.

Après avoir dîné, tout le groupe se montra intéressé pour visiter le chantier du canal et le Barbon ne se fit pas prier pour nous y emmener. A deux heures de l'après-midi, sous un soleil de plomb qui nous fit nous demander si la folie du Barbon n'était pas contagieuse, nous entreprenions l'ascension. Après une petite demi-heure de grimpée, suant les “gouttes de la mort”, nous avons atteint le fameux replat et effectivement la surface en était considérable. De là, on découvrait au loin les méandres du Marañón et sur l'autre rive, quelques terres cultivées tout en haut de la montagne. Ayant traversé le replat où j'observai encore de nombreux Melocactus, nous sommes arrivés sur un terrain à peine plus haut, où le Barbon nous signala les traces du canal inca. Il ne restait que quelques alignements de pierres qui pouvaient laisser croire à l'existence d'un antique canal. A côté, le Barbon nous montra d'autres alignements qui selon lui correspondaient aux restes d'un réservoir, ce qui me laissa franchement sceptique.

Nous avons repris notre ascension, tandis que Henry et Johny restaient à guetter les chevreuils… Rapidement, la garrigue assez ouverte que nous avions traversée jusqu'à présent laissa place à des pentes de plus en plus fortes, couvertes de petits arbustes plus variés. Il y avait entre autres une sauge avec des fleurs rouges et blanches. Il y a au Pérou de nombreuses espèces de sauges, parfois herbacées, parfois ligneuses. Une de mes préférées est une espèce annuelle qui atteint plus de trois mètres de haut, avec des fleurs violettes, presque noires et une tige de trois centimètres de côté (et non pas de diamètre !). Je découvris aussi un arbuste proche des Caesalpinia et surtout une plante que j'avais déjà aperçue sur les berges du Marañón, mais sans pouvoir l'approcher. C'était un petit arbuste, de quelque trois mètres de haut, avec des branches assez grêles, mais ce furent surtout ses fleurs qui attirèrent mon attention : de couleur rose, presque lilas, sans aucun doute celles d'un Bougainvillier ! Nous possédons évidemment un Bougainvillier au Jardin Botanique de San Marcos, mais de l'espèce ornementale courante et grimpante : j'ignorais que cette famille était présente naturellement dans la province, sous la forme d'arbustes. A observer de plus près, je constatais que les rameaux étaient parfois pourvus d'une épine isolée, comme c'est le cas sur l'espèce grimpante. Nous marchions à présent sur un étroit sentier où ne se serait même pas risquée une chèvre ! Comme le disait notre cameraman, “un sentier de perroquet” : car pour grimper, il fallait s'aider des griffes… et du bec ! Enfin, nous aperçûmes le canal, plus de cent mètres en contrebas. C'était une construction modeste par ses dimensions, qui rappelait un peu nos bisses valaisans. Il était à cet endroit creusé simplement dans la terre ce qui ne paraissait pas vraiment difficile à réaliser. Nous avons continué sur notre sentier encore un moment avant de nous rapprocher du canal, alors que le ravin se faisait plus étroit. Cette fois, la construction n'avait plus rien de banal et témoignait visiblement de l'ingéniosité et de la ténacité de son concepteur. Quand la pierre était un peu plus friable, le Barbon et ses aides avaient creusé le canal à même la falaise et quand cela n'était pas possible des tuyaux en plastique de quatre pouces de diamètre avaient été amarrés à la roche à l'aide de pitons de fer. Nous demandâmes au Barbon comment il avait fait pour ancrer ses fers avec du béton dans ces à-pic inaccessibles et il nous répondit qu'il était parfois descendu avec une corde. Là où c'était possible, il montait à l'aide d'une longue échelle qu'il s'était confectionnée sur place. Nous étions arrivés au début du canal et là, dans le tumulte du torrent, notre hôte nous montra la captation en ciment, avec son système de décantation. Don Telmo lui demanda comment il amenait le ciment jusqu'ici. Le Barbon nous désigna le sentier qui continuait de monter en suivant le torrent :

- Les ânes arrivent jusqu'ici, depuis Jose Sabogal qui n'est qu'à deux heures de marche. Puis, on descend les sacs à dos d'hommes, tandis que les ânes font le tour par le haut pour rejoindre le Río. Mais nous avons porté les tubes nous-mêmes depuis Jose Sabogal, car ils étaient trop longs pour les ânes et auraient été abîmés dans les virages. J'ai essayé d'avoir un peu de soutien de la municipalité, mais en vain. J'ai cherché un prêt pour acheter mon matériel, mais personne ne voulait m'écouter. Alors j'ai commencé en achetant petit à petit et en payant mes peones avec le coca que je produisais en bas.

Nous avons repris le chemin du retour et je ne pus m'empêcher de penser à la “folie” du Barbon. Cet étrange personnage est sans aucun doute considéré comme un dingue, avec son canal accroché aux parois de pierre de Urpayaco, mais que ce canal commence un jour à arroser ses cinquante hectares de terrain et tout le monde l'admirera comme un visionnaire génial ! Je ne doutais pas un instant du succès du Barbon et tandis que mes compagnons prenaient un peu d'avance, je souris en pensant que probablement nous étions aussi considérés comme fous, il y a deux ans, avec notre rêve de créer un jardin botanique…

Je grimpai une petite arête de rocher où se faufilait le sentier quand j'aperçus les tiges longues et étroites d'un cactus, poussant à l'ombre d'un petit arbuste. Ecartant un peu le feuillage, je distinguais un peu mieux la plante avec ses rameaux gros comme un doigt, rampant parfois au sol, remontant un peu plus loin. Je cherchais les fleurs de ce cactus, un Corryocactus, mais sans succès : ni fleurs ni fruits pour aider un peu ma détermination. Je retrouvai mes compagnons un peu plus bas, vers l'arrivée du canal inca et les restes du réservoir. Nous décidâmes de rentrer en passant sur l'autre versant du replat par un chemin différent de celui que nous avions pris pour monter. Tandis que le soir commençait à tomber, je jetai un dernier regard sur ces terres arides que le Barbon se proposait de transformer avec son canal en un nouveau Jardin d'Eden : peut-être que le paradis est parfois tout près de nous et n'attend que notre volonté, notre sueur aussi, pour se révéler à nos regards… Je me dis aussi que le Pérou ne manquait pas vraiment de “visionnaires” mais plutôt de “visionnaires pratiques”, des gens capables d'aller au bout de leur rêves, d'investir toute leur énergie (de “sacarse la chochoca”, comme on dit ici) pour concrétiser leur projet. J'éprouvais pour le Barbon une profonde admiration, sentiment que je n'ai à ce jour éprouvé au Pérou que pour une autre personne : un modeste potier réalisant à Cajamarca des céramiques magnifiques.

Un petit arbuste au bord du sentier me tira de ma rêverie : à peine un mètre du haut, avec des rameaux plutôt fins, couverts d'épines blanchâtres, sans feuilles : sans aucun doute le cousin de ce Pereskia observé le premier jour, près du manguier du “Platanillo”. Mais cette fois, je pus observer de nombreux boutons floraux et enfin, cachée dans l'entrelacs d'aiguillons, une modeste fleur de couleur crème qui me permit plus tard d'identifier cette plante comme Pereskia humboldtii v. rauhii. (appelé aussi Pereskia horidus). Je découvris aussi quelques fruits, des baies noires qui ressemblaient à des myrtilles, contenant de trois à quatre petites graines chacune. La nuit qui achevait de tomber ne me permit malheureusement pas de prendre une photo valable. Je rentrai au camp, en passant près de deux modestes maisons d'adobe qui servaient d'abri au Barbon et à ses gens : elles étaient si petites que notre hôte avait dû en vitesse bricoler notre toit au milieu des rizières, pour abriter notre groupe de huit voyageurs.

Nous mangeâmes de bon appétit notre soupe accompagnée de yuca et je dois dire que je n'éprouvais aucune lassitude à consommer toujours le même menu : la yuca sur les bords du Marañón à une saveur exquise, qu'on ne retrouve pas à San Marcos. C'est selon le témoignage de mes compagnons aussi le cas de la coca et tout le groupe décida d'aller “s'armer” sur le bord du Río, en pêchant sous la lune. Nous avons laissé notre cahute et entrepris le délicat franchissement des dunes de sable, infesté de cette “Abre-ojo”, une graminée qui décidément porte bien son nom. Couchés sur le sable encore chaud de la plage, nous avons mouillé nos lignes, appâtées avec les tripes d'une tourterelle abattue dans la matinée. La lune était presque ronde et éclairait les hautes falaises bordant la rivière. Tout en haut dans la montagne qui nous faisait face, nous voyions de petites lumières qui bougeaient là où nous avions distingué quelques champs pendant la journée (voir photo n°06). Le Barbon nous expliqua que c'était des paysans qui moissonnaient de nuit, car la chaleur était trop forte le jour. Ce n'est que vers minuit que nous allâmes rejoindre nos sacs de couchage.

Urpayaco mercredi 16/08

Le lendemain matin, nous nous levâmes vers sept heures et tandis qu'une partie du groupe commençait à peler la yuca, nous entreprîmes de plier bagages. C'est qu'aujourd'hui nous reprenions la route vers l'avant-dernière étape du voyage : Montevideo, ou plutôt comme le disait le Barbon, “Montefideo” car c'est là qu'il achetait ses nouilles (fideos en espagnol). Notre Barbon avait disparu et Don Telmo m'apprit qu'il était parti vers quatre heures du matin pour aller chercher un copain balsero vers Ucuncha, à plus de deux heures d'ici. Nous avions décidé de rejoindre Montevideo en balsa et notre hôte s'était offert de nous conduire avec son radeau personnel. Il nous manquait donc seulement un pilote, pour la petite embarcation. Ce n'est que vers neuf heures qu'arrivèrent nos deux balseros, à peine fatigués. On commença par rafistoler un peu les deux balsas et tout le groupe embarqua.

On se rendit compte après quelques minutes de navigation que la petite embarcation s'enfonçait dangereusement dans l'eau et on décida de l'amarrer à la plus grande pour répartir un peu plus équitablement la charge. Les deux balseros reprirent leur poste et nous avons continué la descente. Pour manoeuvrer ces balsas, les balseros s'agenouillent sur la poutre transversale, à la proue, mais comme cette position ne leur permet pas de faire des efforts importants, ils fixent cinquante centimètres derrière eux, une autre poutre parallèle à la première, qu'ils appellent “le frein”. Les genoux sur la première poutre, les pieds coincés sous la deuxième, ils peuvent cette fois ramer à toute vapeur !

Depuis Urpayaco, la vallée s'ouvre un peu sur des garrigues sauvages où on n'apercevait aucune trace humaine. Je cherchais à nouveau des yeux des momies et tandis que je scrutais une montagne de couleur ocre-rouge, qui descendait en à-pic jusqu'à la rivière, Don Telmo m'apprit qu'elle s'appelait le “cerro colorado” et qu'ici commençaient les terres de Don Rodolfo, le propriétaire de Montevideo. Ce cerro colorado devait sa couleur rouge (et donc son nom) à des gisements de minéraux qui n'étaient pas exploités faute de route. Le cours du Marañón s'élargissait un peu et le courant devenait moins fort. Nous dérivions plus lentement et ce n'est que vers midi que nous accostâmes sur la plage de Montevideo (voir photo n°08), qui par endroit est large de plus de deux cents mètres. Nous déchargeâmes tout le matériel et entreprîmes de rejoindre la maison de Don Rodolfo, située à quelque distance, près d'un torrent descendant des hauts plateaux de Jose Sabogal, pour rejoindre le Marañón. Il n'y avait même pas un kilomètre de distance, mais un soleil de plomb et un vent régulier qui soulevait des nuages de poussières firent que le trajet me parut interminable. Montevideo ne consiste en fait qu'en quelques maisons appartenant toutes à ce Don Rodolfo et à sa famille. Tandis que nous approchions de la maison de notre hôte, Don Telmo m'expliqua que lors de sa dernière visite à Montevideo, toute cette étendue de sable que nous venions de traverser était constituée de rizières fertiles et de champs de yucas. Les crues du Marañón avaient lessivé ici plus de dix hectares de terrains cultivables et abaissé le niveau du sol de près de deux mètres, ne laissant qu'un sable fin…

Don Rodolfo nous attendait, sur la terrasse de sa maison et quand il nous vit, il envoya rapidement un gamin chercher un seau de mangues. Notre hôte devait avoir une soixantaine d'années et de son visage allongé, presque pointu, émanait une sorte de sérénité qui me frappa immédiatement.

Il s'exprimait posément, doucement, en un espagnol choisi qui surprenait un peu dans le cadre sauvage de l'endroit. Alors que je me présentais, il m'assura qu'il avait déjà beaucoup entendu parler de moi et qu'il avait trouvé que notre jardin botanique était vraiment très intéressant. Il ne l'avait visité qu'une fois et l'avait trouvé magnifique : il avait souhaité faire ma connaissance mais le jardinier du Parque lui avait assuré que j'étais sorti ce jour-là. Je n'en croyais que difficilement mes oreilles mais j'avoue que je me sentis quand même un peu flatté… Avec Don Telmo, Richard et Antonia, nous avons décidé de traverser la rivière pour aller chercher des poules pour la soupe. Nous avons repris le chemin de la plage, accompagnés du Barbon et de son compagnon. Le Barbon affichait fièrement un antique fusil qu'il venait de récupérer chez Don Rodolfo, de ce modèle qu'on appelle ici “cheminée” à cause de l'interminable canon fait d'un tuyau de sanitaire. Il avait deux balles de 16mm et il m'expliqua qu'ils allaient coucher cette nuit aux alentours du Cerro Colorado, où abondent les chevreuils ! Ils nous firent traverser le Marañón et halant leur radeau commencèrent leur longue remontée.

Le domaine de Montevideo est immense (probablement plusieurs milliers d'hectares) mais ce sont en majorité des garrigues stériles tandis que de l'autre côté de la rivière se trouvent les meilleures terres qui appartiennent à Jecumbuy, un hameau d'une centaine d'habitants qui fait partie du département de La Libertad. C'est là qu'on peut acheter quelques produits de première nécessité, comme le savon, la poudre à lessive ou la bière. Tout ça est apporté à dos de mule depuis Ucuncha, à une heure de là, mais surtout depuis San Vicente qui est déjà à plus de deux heures de l'autre côté de la montagne. De San Vicente, il y a une piste qui rejoint la petite ville de Balsas et de là, Cajamarca à une bonne journée de bus ! Pour rejoindre la capitale du département, Trujillo, sur la côte, il faut compter au minimum deux jours par temps sec.

Pour acheter nos poules nous entreprîmes d'errer dans les plantations de yuca et de cacao, en cherchant le chemin du hameau. Nous rencontrâmes bientôt une dame corpulente qui proposa de nous vendre une demi “arroba” de yuca (l'arroba est une vieille unité de mesure espagnole qui sert à mesurer les produits agricoles ; elle vaut à peu près douze kilos). Un peu plus haut, nous avons pu négocier une autre demi-arroba de yuca et surtout une poule vigoureuse que nous marchandâmes âprement. Il ne nous restait plus qu'à trouver un deuxième volatile, nous avons donc continué jusqu'au hameau de Jecumbuy. Nous avons traversé des vergers de cacao et j'incitais Richard à grimper sur un des arbres, pour marauder un fruit : je voulais emporter quelques graines pour le jardin botanique. Le cacao a la particularité de fleurir directement sur le tronc et non pas au bout des rameaux, comme c'est le cas de nos fruitiers occidentaux. Le fruit ressemble un peu à une papaye et contient de nombreuses graines qui sont séchées puis torréfiées pour en extraire enfin le précieux cacao. Celui-ci est vendu sous la forme de petites galettes noires, constituées d'un chocolat très amer qui se consomme plutôt en boisson chaude. Ce chocolat est probablement la source de revenus la plus importante pour Jecumbuy. On m'a raconté qu'un peu plus loin, en suivant le torrent qui débouche à Jecumbuy, on arrive à une petite vallée où l'on cultive le café. Ce café étant très réputé, les négociants viennent depuis San Marcos faisant l'aller retour en une semaine avec des mules, pour acheter le précieux produit.

Nous avons rencontré, en arrivant sur la petite place du hameau, deux jeunes femmes dont une avait un visage me semblant connu. Nous avons discuté un peu et elle nous dit que sa soeur vivait à San Marcos, où elle s'était mariée à un conseiller communal. Je connaissais évidemment cette soeur et je décidai cette fois définitivement, que “Non, je n'étais pas au bout du monde !” Nous avons profité de la conversation pour négocier notre deuxième poule. Les deux femmes se consultèrent un moment et après nous avoir demandé “à combien était le poulet à San Marcos” acceptèrent de nous vendre un jeune coq au cou déplumé comme celui d'un vautour. Chargeant nos gallinacés et notre arroba de yuca, nous reprîmes le chemin de la plage. Nous avons rencontré un jeune homme avec qui nous avons échangé quelques paroles. Quand il apprit que je venais de Suisse, il me demanda si l'endroit me plaisait. Je lui répondis que je trouvais les paysages magnifiques et les gens très sympathiques. Il fit une moue désabusée et me dit que c'était toujours ainsi :

- Quand les gens viennent ici, ils trouvent tous que c'est joli. Mais quand tu y vis tout le temps, tu finis par trouver ça horrible et tu n'as plus qu'une envie, c'est de partir en ville, n'importe où mais loin d'ici.

Je ne sus quoi lui répondre : peut-être avait-il en partie raison. Les garrigues des alentours, hérissées d' innombrables Armatocereus et Browningia, présentent effectivement un panorama splendide, mais on arrive probablement à se lasser à la longue de tant d'aridité. Par ici, la nature a un côté “ascétique” qui exige des habitants un état d'esprit un peu particulier. Pourrais-je vivre ici ? Je me le demandais en arrivant sur la plage. Y vivre non, je ne crois pas. Mais y terminer mes jours oui, sans aucun doute !

Nous avons hélé un balsero de l'autre côté mais avons dû attendre encore près d'une heure avant de le voir apparaître enfin. Il était déjà cinq heures lorsque nous avons rejoint notre hôte et entamé notre dîner.

Ensuite, je restais un moment à discuter avec Don Rodolfo qui me raconta un peu sa vie. Il était technicien agricole et avait travaillé par le passé pour de nombreux projets de coopération, ce qui l'avait beaucoup aidé à se former. Petit à petit, il avait pu grimper les échelons et on le chargeait de la réalisation de petits projets. Grâce à ses revenus plus importants il avait pu acheter un grand domaine du côté de la “Valle Condebamba”. Il était arrivé à offrir à chacun de ses 8 enfants une solide formation professionnelle : plusieurs étaient docteurs à Lima, d'autres infirmiers ou ingénieurs. Son domaine, agrandi au prix de tant d'efforts, lui permettait de gagner sa vie confortablement quand arriva la réforme agraire dans les années septante. La majorité de ses terres fut distribuée aux paysans de l'endroit et Don Rodolfo se retrouva pratiquement ruiné. Il vendit le peu de terrain qui lui restait et avec sa soeur acheta Montevideo, pour une bouchée de pain. Il se remit à travailler les terres au bord du Marañón qui peu à peu commencèrent à produire citrons, mangues, yucas, cacahuètes et bien sûr l'inévitable coca, avec laquelle il payait ses péones. Sa soeur ne vivait plus ici. Et lorsqu'il me dit son nom, à ma grande surprise, je m'apercus que je la connaissais très bien puisque nous faisions des échanges de roses, pour nos jardins respectifs. Elle avait une roseraie splendide à Cajamarca.

Il me raconta encore qu'il avait élevé des ânes dans les garrigues alentour mais qu'il avait progressivement abandonné à cause de sa santé qui se faisait plus délicate. Il me parla de ses terres, disparues avec la crue de l'année passée et m'avoua qu'il ne se sentait plus la force de recommencer à les élever. C'est qu'ici, on “élève” les terres au bord de la rivière, comme on élève des enfants. On commence à préparer des terrasses avec le gravier, le sable et enfin on amène l'eau par de petits canaux. Il faut que le courant soit très faible et que l'eau stagne dans ces petites terrasses : de cette manière un peu de limon charrié par les flots se dépose et en quelques années, il y a assez de terre pour produire de bonnes récoltes de riz. C'est un travail de longue haleine et il faut bien dix ans avant d'arriver à semer des arbres, de la yuca ou de la coca. Les terrasses de sable sont au début très fragiles et parfois elles sont emportées par une autre crue du Río : tout est à recommencer à nouveau. Don Rodolfo vit seul avec sa dernière fille et il ne lui restait à présent plus que les champs au bord du torrent, peut-être quatre hectares. Ses fils médecins lui ont offert de venir vivre avec eux à Lima mais il a refusé :

- Avec ce qui me reste, je peux encore subsister ici et je n'ai aucune envie d'aller vivre dans le tumulte de Lima.

Et comme je lui demandai pourquoi, il me répondit doucement :

- Quand on arrive à un certain âge, on a besoin de se rapprocher du Seigneur…

Il n'en dit pas plus et c'était inutile : nous nous étions parfaitement compris.

Sa fille, une femme robuste d'un peu plus de vingt ans, qui paraît-il faisait aussi la balsera à l'occasion, nous apporta des couvertures et nous nous installâmes à l'arrière de la maison dans une petite cour. Comme le souligna Don Beto, nous ne dormions pas dans un hôtel à trois ou quatre étoiles, mais dans un palace de mille étoiles : celles de la voûte céleste. Je m'endormis, bercé par les allées et venues de nombreuses chauves-souris, au-dessus de nos têtes.

Montevideo, jeudi 17/08

Le lendemain, nous avions décidé d'entreprendre le retour à San Marcos et d'affronter la fameuse “montée du Huallango” dont tout le monde parlait avec appréhension ! Pour éviter de marcher en plein soleil, nous ne prévoyions le départ qu'à quatre heures de l'après-midi de sorte que nous disposions de notre matinée pour aller visiter la partie supérieure du torrent où nous pourrions nous baigner dans les cascades (voir photo n°01). Nous partîmes avec la moitié du groupe, tandis que l'autre restait à chasser les tourterelles près des maisons. Nous avons suivi un sentier sur le flanc droit du torrent, qui montait doucement dans une garrigue très ouverte, où ne poussaient que quelques Armatocereus, des Melocactus, des buissons de “cholos” et de “chinas”. Cette “china” (Cnidoscolus sp.) ressemble un peu au “cholo” et appartient à la même famille. Par contre, cette dernière a des fleurs blanches, monoïques et surtout, de nombreuses épines, très fines, qui se cassent comme du verre et occasionnent paraît-il des infections quand elles se plantent dans la peau.

Plus haut, le sentier longeait les restes d'un canal Inca accroché aux parois d'une falaise. Ce canal est encore bien conservé et il ne faudrait pas beaucoup de travail pour qu'à nouveau il puisse remplir son office. Le sentier se perdait aux abords du torrent et tandis que mes compagnons décidaient de se baigner là, je continuai seul à grimper en direction des cascades. Le fond de la vallée est obstrué par d'immenses rochers, gros comme des maisons, sous lesquels se faufile le torrent. Pour avancer, je devais parfois escalader ces rochers ou les contourner. A un moment, je pus me faufiler sous l'un d'eux et arrivai vers une petite crique où je me baignai. L'eau n'était pas aussi froide qu'on aurait pu le penser et après m'être séché au soleil, j'entrepris d'escalader l'autre rive. Le long d'une falaise sous laquelle s'ouvrait une petite grotte, il y avait un petit éboulis de pierres et de poussière blanche sur lequel je commençai mon ascension. J'en étais à la moitié quand une partie commença à céder, dans un nuage de poussière. Une forte nausée me prit et je sentis que l'air me manquait. Une sueur froide me coula dans le dos et je ne sais pas trop comment j'atteignis le haut du talus. Je restai un moment à tousser, tâchant de reprendre ma respiration et contemplai plus bas cet éboulis où quelques petits cailloux terminaient de glisser vers l'eau du torrent. Probablement que cette poussière blanche avait des propriétés toxiques particulières.

Je montais à présent le long des pentes de la montagne, parmi les “patés”, les cholos et les chinas. En face, je distinguais très bien la ligne presque horizontale du canal inca, qui aboutissait à une immense plaine aride. En passant près d'une petite combe, j'aperçus quelques ruines de pierre et je me rendis compte qu'il s'agissait aussi des traces d'un canal inca. Comme je m'approchai, j'observai entre les pierres une petite plante de près de dix centimètres de haut : un nouveau Peperomia. Elle avait des feuilles en forme de demi-lune, qui pendaient sous un pétiole très court. Ces feuilles présentaient une texture granuleuse, presque minérale, d'un gris un peu bleuté. Il paraît que pour la plante, c'est une manière de se débarrasser d'un trop plein de calcaire, tout en s'assurant une protection contre les rayons du soleil. Sans fleurs, je ne pus assurer une détermination correcte, mais je pense qu'il s'agissait de Peperomia hutchinsonii. Je continuai mon chemin en suivant de ci de là les traces du canal. Cela n'a l'air de rien de construire un canal, mais à la différence d'un sentier, on ne peut pas monter ou descendre, pour éviter un obstacle. Il faut souvent le contourner au même niveau, et parfois le traverser. Un peu plus loin j'observai que les Incas avaient creusé une arête de rocher, pour éviter d'en faire le tour par la falaise.

J'avais oublié mes compagnons et ceux-ci ne s'étaient guère plus préoccupés de moi, car je ne les distinguais pas non plus vers le torrent. Toujours le long des ruines du canal, j'aperçus une tige sèche, un peu comme une tige d'oignon. Je sortis mon couteau et déterrai un énorme bulbe, d'un demi-kilo au moins. Il s'agissait sans doute d'une espèce d'amaryllis, genre qui est ici assez courant. Ces amaryllis, en dépit d'un bulbe souvent très gros, produisent pendant la saison des pluies des fleurs de dimensions plutôt modestes, parfois roses, rouges ou jaunes. Pendant la saison sèche, la plante perd ses feuilles et il ne reste que le bulbe de couleur noire. Alors que je me rapprochais des maisons de Montevideo, j'entendis à nouveau les cris d'une bande de perroquets et je découvris finalement une bande d'une quinzaine d'oiseaux, des aratingas dans le feuillage d'un manguier, en train de festoyer.

Je rejoignis le reste de mes compagnons, qui pour la plupart terminaient de manger. On me servit mon assiette de soupe où flottaient les restes d'une tourterelle : la chasse avait été fructueuse ! Nous restâmes encore un moment avec Don Rodolfo, discutant politique. Bien entendu, les remous agités de la scène politique péruvienne n'ont pas le même intérêt à Montevideo que dans un bidonville de Lima. Ce qui compte vraiment dans les endroits retirés comme Montevideo, c'est l'arrivée de la pluie au bon moment et en quantité suffisante. Pour le reste, les gens attendent surtout un peu de stabilité économique de la part du gouvernement, condition indispensable au bon fonctionnement des échanges commerciaux. Bien sûr, ce serait bien d'avoir un poste de santé à proximité (ne serait-ce qu'à deux heures de marche !), une école secondaire ou une route pour que les camions viennent charger les citrons verts sur les zones de production, mais cela fait tant de temps que les gens se passent de tout ça, qu'ils sont prêts à attendre encore un peu….

Fujimori et ses innombrables abus d'autorité n'ont que peu d'influence sur la vie quotidienne des habitants de la zone. L'hyper-inflation qui caractérisait le pays lors de la venue au pouvoir du Chino (surnom du président Fujimori) n'avait pas la même gravité pour les gens du Marañón que pour les habitants de la Costa, qui achètent toute leur nourriture au magasin. Le paysan de Matibamba travaillait dans ses champs et mangeait sa yuca trois fois par jour. Quand il avait récolté cent kilos de citrons verts, il les chargeait sur ses trois ânes et montait à Lic-Lic. Là-haut, il vendait sa récolte pour 1000 intis (monnaie aujourd'hui périmée) et avec son argent il achetait deux litres d'huile, un savon, deux sachets de poudre à lessive, un kilo de sel et trois paquets de nouilles. Il chargeait tout ça sur ses trois ânes et revenait à Matibamba, Pendant deux semaines, il continuait de travailler aux champs et à manger sa yuca, son riz, ses mangues. Quand il avait à nouveau cent kilos de citrons verts, il chargeait ses ânes et remontait à Lic-Lic. Cette fois, il vendait sa récolte pour dix milles intis et avec l'argent il achetait deux litres d'huile, un savon, deux sachets de poudre à lessive, un kilo de sel mais seulement deux paquets de nouilles. Il revenait à Matibamba et la vie continuait.

Un des rares succès du gouvernement Fujimori qui eut un impact important sur les habitants du Marañón fut celui de la capture d'Abimaël Guzmann, qui détermina la chute du Sentier Lumineux. Les habitants des campagnes étaient pris dans l'étau du terrorisme et de la répression policière et ils accueillirent avec joie cette victoire importante. Ce qui me frappa dans le discours de Don Rodolfo fut le recul avec lequel il voyait tout ça. Il nous parla de la dictature militaire des années septante, des hacienderos, du “retour à la démocratie” avec le gouvernement de Bellaunde-Terry, des grands programmes de développement, de la réforme agraire (avec son cortège de désillusions), des grandes espérances du gouvernement Garcia, de sa débâcle. Finalement, à la lumière de l'expérience de ce vieux monsieur (qui préparait tranquillement sa rencontre avec Dieu), l'ère Fujimoriste, avec son concert de scandales, de corruption et d'atteintes aux droits de l'homme, ne constituait finalement qu'une étape de plus dans l'histoire douloureuse de ce pays. Et à travers toute cette souffrance, toute cette injustice, les gens passent, vivent, amassent des fortunes ou se retrouvent ruinés.

Par sa voix douce, ses manières posées et une correction qui ne se démentait pas, Don Rodolfo, malgré ses pauvres habits et ses sandalettes de pneu, avait tout d'un seigneur et il n'aurait pas tranché à la cour d'un sultan des mille et une nuits. Il possédait une richesse fabuleuse, celle qu'aucune réforme agraire ne pourra jamais lui enlever : la sagesse !

De la sagesse, nous en possédions aussi un petit peu, de sorte que nous avons commencé à préparer le départ. Il était quatre heures pile quand nous avons pris congé de nos hôtes de Montevideo et entamé la vertigineuse remontée vers La Pauca. Don Rodolfo nous avait prêté un âne, pour les bagages les plus pesants, et un guide (pour ramener l'âne à Montevideo).

Nous avons rapidement pris de la hauteur et en me retournant, je pus contempler une dernière fois les méandres du Marañón, l'oasis vert-tendre de Jecumbuy et les quelques maisons perdues dans les nuages d'Ucuncha. Après une demi-heure, le chemin traversait une arête de rocher par un tunnel naturel en tous points identique à celui du Pierre-Pertuis, à Tavanne. Juste après, je découvris un nouveau cactus : je le pris d'abord pour un Matucana formosa, pour sa taille réduite, sa forme un peu columnaire, mais changeai bientôt d'opinion. Ses aiguillons étaient longs, plus de cinq centimètres, flexibles, un peu comme des poils, et les aréoles étaient implantées au sommet de tubercules bien marqués. Il n'y avait pas de fleurs ni de graines pour lever mes doutes, mais je pense qu'il s'agissait de Matucana krahnii, une autre “spécialité” des bords du Marañón. Un peu plus haut, je retrouvai quelques exemplaires de Pereskia, mon cactus-buisson. En franchissant une petite combe, j'aperçus une plante étrange que je pris de loin pour une nouvelle variété de cactus. En m'approchant, je constatai qu'il s'agissait d'un entrelacement de tiges vert-pâle, succulentes (environ un centimètre de diamètre, finement rainurées), sans feuilles ni épines. Il n'y avait pas de fleurs, seulement quelques petites baies de couleur bordeaux collées aux tiges. Le tout formait un buisson un peu rampant d'un mètre de large. J'appris plus tard qu'il s'agissait en fait du seul Euphorbia succulent du Pérou.

Il y avait un bon moment déjà que mon t-shirt était trempé et nous n'étions même pas à la moitié du trajet. J'apercevais bien la crête de la montagne mais n'arrivais pas à distinguer où aboutissait notre sentier. Je ne cherchais même pas à demander à notre guide combien de temps il nous restait à marcher jusqu'au sommet, sachant que pour les paysans du coin c'est toujours tout près (“aquacito no mas !” comme on dit ici). Don Telmo tenait son petit baladeur à la main et nous avancions régulièrement, au rythme d'un Huayno endiablé: “Corazón de Piedra”. Le soleil avait heureusement déjà bien baissé et je ne pouvais même pas imaginer en quel état nous serions si nous avions commencé à monter à la mi-journée. Un aigle gris et blanc passa dans le ciel et j'enviai l'oiseau pour qui la dimension verticale n'a pas ce goût d'effort qui la caractérise pour nous. J'aurais échangé cent fois mes deux kilomètres de dénivelés contre dix de plat ! La fatigue commençait à se faire sentir et je n'accordais plus qu'une attention distraite aux Peperomias (voir photo n°19) et Tillandsias qui bordaient le sentier. Notre colonne de voyageurs s'était étirée : je marchais au centre tandis que notre guide fermait la marche avec l'âne, cent mètres plus bas. La nuit nous surprit vers six heures et demi, alors que nous ne voyions toujours pas la sortie du sentier. Nous marchions à présent dans le noir, car la lune n'était pas encore levée. On n'entendait que le bruit des cailloux sous nos pas et, plus bas, le baladeur de Don Telmo qui reprenait pour la dixième fois “Corazón de Piedra”. J'avais sorti ma lampe de poche et de temps en temps, j'essayais de percer la nuit pour estimer la distance qui nous séparait du sommet de la montagne. Ce n'est qu'à sept heures et demi que j'arrivais enfin à distinguer quelques Tillandsia, sur une paroi de rocher, à ma gauche : nous approchions du sommet mais j'appréhendais encore que le sentier ne fasse de savants détours pour rejoindre l'arête. Mais au contraire, d'un coup, nous atteignîmes un petit replat que la falaise m'avait caché et au milieu duquel poussait un petit arbre au tronc robuste : le Huallango qui donne son nom au sentier. C'est là que nous avions décidé de faire étape, campant pour la première fois du voyage. Nous avons allumé un petit feu, plus pour s'éclairer que pour se chauffer et entamé nos assiettes de riz, préparées par la fille de Don Rodolfo. Sans se reposer, notre guide déchargea l'âne et après avoir changé sa chique de coca, reprit le chemin du retour en donnant un bon coup de pied à l'animal qui ne voyait pas les choses de cette manière. Avec Don Telmo, nous avons calculé qu'il arriverait probablement à Montevideo sur le coup de minuit… Le repas avalé, chacun chercha un petit coin plat pour étendre son sac de couchage et tenter de trouver le sommeil, tandis qu'un petit vent froid se levait, pour nous rappeler que cette fois nous avions bien laissé derrière nous les rives du Marañón.

El Huallango, vendredi 18/08

Nous nous sommes levés de bon matin et avons immédiatement repris notre marche, pour nous réchauffer. Je découvris que l'endroit où nous avions passé la nuit, loin de se trouver au sommet d'une montagne, n'en était que la base. Partis de Montevideo, à une altitude de neuf cent mètres, nous étions arrivés aux environs de deux mille huit cents mètres et il nous manquait encore cinq ou six heures pour rejoindre Tincayoc, dans une cuvette, à trois mille deux cents mètres. Le plus dur de l'ascension était heureusement derrière nous et il ne nous restait plus que des traversées, montant doucement. Nous avions dû cette fois répartir la totalité des bagages entre nous, ne disposant plus d'aucun âne.

Les paysages qui m'entouraient avaient un petit côté familier : c'était de ces friches (qu'on appelle ici des “potreros”) dont la végétation maigre et clairsemée résulte du pâturage intensif des chèvres ou des moutons. Peu d'espèces végétales et c'est généralement un petit buisson qui domine le tout, la “chamana”. Il a des feuilles comme le laurier et on utilise ses branches pour faire des balais. Il y avait aussi une petite orchidée avec un épi de fleurs blanches, minuscules, dont la particularité majeure réside dans son nom scientifique, qui lui vaut de se trouver en tête de toutes les encyclopédies spécialisées : Aa palacea. La deuxième particularité de cette espèce rustique est qu'elle est probablement au Pérou une des rares, si non la seule orchidée à pousser en dessus des quatre mille mètres d'altitude. Depuis plus de trois ans que je travaille dans les Andes, j'ai pris l'habitude de ces longues marches. Je n'aime pas autrement marcher et je ne le fais que par nécessité, pour rejoindre mes écoles ou découvrir de nouvelles plantes. En huit jours de randonnées, je pensais avoir déjà bien été payé de mes efforts par les nombreuses observations réalisées, mais le destin me réservait ce jour-là une surprise supplémentaire.

Ce fut Johny qui m'indiqua le premier une petite boule d'épines, coincée entre deux rochers. Un Matucana, sans aucun doute et mon coeur se mit à battre plus fort. Cette région de la province de San Marcos abriterait une espèce quasi mythique : Matucana huagalensis, décrite voilà plus de trente ans. Mythique, car depuis sa découverte plus aucun exemplaire n'a été retrouvé. Nous cherchâmes un moment d'autres plantes, mais en vain : il n'y avait que cette petite pelote à épingle pour attiser ma curiosité, mais sans toutefois me permettre de l'éteindre. Au sommet de la plante, un petit bourgeon naissait, de couleur rose. La caractéristique de Matucana huagalensis réside dans sa fleur, blanche à rose-pâle. J'étais encore en train de chercher une plante en fleur quand je me rendis compte que le reste du groupe était déjà loin devant. J'abandonnai mes recherches et me lançai à la poursuite de mes compagnons que je rejoignis près d'une petite source où ils commençaient à déballer les provisions pour le petit déjeuner. En fait de petit déjeuner, nous nous contentâmes d'ouvrir nos dernières boites de sardines et de les accompagner avec quelques “cachangas” (des sortes de galettes de pain sans levain, cuites dans une poêle de terre cuite) et de la farine de pois (qui est ici grillée avant d'être moulue). Pour faire passer tout ça, nous buvions de grandes lampées de l'eau de la source. Comme nous avions très faim, nous décidâmes à l'unanimité que c'était le meilleur repas de notre vie et reprîmes notre route. Nous marchions depuis cinq minutes quand nous avons croisé une paysanne d'une cinquantaine d'années qui menait paître une dizaine de moutons blancs. Je l'arrêtai et tentai de lui faire une description précise de mon Matucana de légende en lui demandant si elle en avait déjà vu. Elle acquiesça et commença des explications compliquées, en faisant avec sa canne de grands moulinets dans la direction où achevaient de disparaître mes compagnons. Je lui fis répéter à nouveau, demandant des compléments d'informations et m'éloignai enfin, après l'avoir profondément remerciée. Je repris ma marche en répétant dans ma tête : deuxième arête, un mur de pierre, un champ de maïs à “ mano izquierda”… Je ne trouvais pas l'arête rocheuse, ni le mur de pierres, par contre, plus de cent mètres en dessus du sentier, j'aperçut un champ de maïs, récemment fauché. Je montais rapidement le long du champ et parmi des bancs de rochers, un peu à droite, je découvris un premier Matucana. Cette fois un splendide bouquet de fleurs d'un rose vif, presque fuchsia ornait le sommet de la plante. Je découvris encore de nombreuses plantes avec des fleurs d'un rose plus ou moins vif, mais aucune qu'on puisse qualifier de rose “pâle”. Je contrôlai encore le nombre de côtes de quelques plantes, (de trente à trente-cinq) et dus me faire une raison : toutes ces plantes appartenaient à l'espèce Matucana myriacantha (voir photo n°03). Espèce dont je découvrais les fleurs pour la première fois mais qui est mentionnée en de nombreux endroits le long du bassin du Marañón. Je restai un moment à prendre des photos de ces plantes magnifiques et ce n'est qu'à regret que je m'arrachai à ma contemplation. Il y avait longtemps que le reste du groupe avait disparu à l'horizon.

J'ai rejoint le sentier qui longeait d'antiques terrasses en ruine. Si en de nombreux endroits les défrichements sont à l'origine de la disparition d'espèces de cactus, il s'est produit ici un phénomène inverse et l'érosion et l'abandon de la culture de ces terrasses a dû favoriser la colonisation du secteur par Matucana myriacantha. Je traversai cette fois des champs cultivés et rencontrai une première maison. Petit à petit, le nombre d'habitations augmenta et j'approchai enfin de quelques constructions plus importantes, une école, une chapelle qui bordait une arène entourée de murs de terre cuite et une petite église.

Mes compagnons m'attendaient en discutant avec un des professeurs. Henry m'expliqua que nous étions à la Pauca, un hameau réputé dans le passé pour ses taureaux de combat. Toutes les terres que je voyais autour de moi avaient appartenu à un haciendero célèbre : Rafaël Puga, plus connu sous le nom de Don Rafa. J'ai déjà plusieurs fois entendu parler de ce Don Rafa qui passait pour appartenir à cette catégorie plutôt rare dans le passé des “hacienderos éclairés”. C'était un libéral progressiste, député à Lima (comme son père et son grand-père), qui prenait très à coeur la conduite de ses immenses domaines. Il dirigeait d'une main de fer ses milliers de paysans mais veillait à ce qu'ils aient un minimum d'éducation, faisait construire des écoles, nommait des professeurs et prenait garde à ce que les routes soient entretenues. Je serais bien en peine de donner les dimensions exactes de son hacienda (voir photo n°09), mais d'après les explications de mes compagnons, elle devait mesurer plus de vingt kilomètres sur trente. On dit qu'il possédait des milliers de taureaux. Don Beto m'assura que le chiffre exact devait dépasser les cinq milles têtes de bétail, sans compter les vaches et les veaux ! Don Rafa possédait des résidences privées en plusieurs endroits de son hacienda comme à Huagal ou Tincayoc et avait fait construire cette petite chapelle de la Pauca que j'observai avec curiosité. Ce n'était pas vraiment le style extrêmement simple de la construction qui me frappait, sinon le fait qu'elle donnait directement sur l'arène destinée aux corridas. Il est vrai que souvent ici, les corridas sont organisées à l'occasion des fêtes religieuses. La réforme agraire mit fin à ce régime des haciendas, avec des fortunes diverses. Certains hacienderos réussirent à maintenir jusqu'à nos jours des privilèges particuliers, mais pour la plupart, comme Don Rafaël, cela signifia la fin d'une époque. Ce dernier réussit à sauvegarder ses entreprises et possessions de Lima mais dut se résoudre à se séparer de ses terres de San Marcos. Il est mort il y a plusieurs années, tandis que ses fils durent s'habituer, après avoir partagé l'héritage, à vivre un peu plus simplement…

Il était onze heures quand nous avons abandonné la Pauca, en direction de Tincayoc. Plus de sentier cette fois mais une véritable piste qu'empruntaient parfois (en saison sèche !) quelques rares camionnettes. C'en était fini cette fois des cactus, mais je me consolai avec quelques orchidées, malheureusement sans fleurs. Nous arrivâmes à Tincayoc sur le coup d'une heure, alors que de tous côtés arrivaient des paysans avec leurs ânes et leurs taureaux : nous étions un jour de marché, ce qui nous donnait bon espoir de rencontrer un camion pour rentrer à San Marcos. En fait de camion, c'est plutôt une camionnette que nous aperçûmes vers l'école du hameau et Don Beto, qui reconnut la voiture du ministère de l'éducation, nous assura que nous avions là un véhicule assuré pour le retour. Le chauffeur étant parti visiter une école, plus haut dans la montagne, nous avons décidé de l'attendre en mangeant quelque chose dans une des cantines du marché.

Ayant un peu calmé nos appétits, nous décidâmes d'aller visiter le poste de santé de Tincayoc, qui jouxtait l'école. L'unique employée de ce dispensaire, une infirmière d'une trentaine d'années, nous conta qu'elle était la fille de Don Rodolfo. Elle nous demanda des nouvelles de son papa, s'excusant un peu de ne pas l'avoir vu depuis plusieurs semaines. C'est vrai que de tous les enfants qui avaient quitté le toit paternel, elle était celle qui vivait le plus près, à seulement une journée de marche ! Du poste de santé, il y a peu à dire : il était un peu comme tous les postes de la province, mal équipé, manquant de médicaments, vétuste, sans sanitaires. La maison qui l'abritait surprenait par contre par son opulence, la qualité de sa construction : j'appris qu'elle avait appartenu à Don Rafa et c'est ici qu'il venait dormir quand il venait de Lima inspecter son domaine.

Un autre détail frappant était un imposant moteur d'avion (avec son hélice tordue) qui trônait dans le hall d'entrée. Don Telmo me raconta l'histoire de ce moteur. Il y a environ cinq ans, un petit avion utilisé par trois narcotrafiquants emmenait en Colombie cinq cents kilos de “pasta basica” (cocaïne semi-rafinée) de la selva péruvienne. En raison de problèmes mécaniques, le petit avion tenta un atterrissage d'urgence et s'écrasa dans un petit bois d'eucalyptus à un peu moins d'une heure de Tincayoc. Les habitants de l'endroit accoururent sur les lieux de l'accident et constatèrent que par miracle aucun des trois malfrats n'était gravement blessé. Les Colombiens demandèrent aux paysans s'il leur était possible de les emmener “avec leurs bagages” jusqu'à un endroit où passaient des camions. Les paysans acceptèrent avec réticence et demandèrent à être payés. Les Colombiens s'excusèrent de ne pas avoir d'argent péruvien mais firent la promesse de faire un geste conséquent en faveur de la communauté de Tincayoc, dès leur retour en Colombie. Les paysans qui ne s'en laissaient pas conter aussi facilement exigèrent “pour que toutes ces promesses ne soient pas que des paroles en l'air” que tout soit consigné par écrit. On s'en alla chercher le “libro de actas”, le livre où sont enregistrés les débats de la communauté, et on rédigea soigneusement le procès-verbal de l'accord, que toutes les personnes présentes signèrent consciencieusement. Ce problème étant réglé, on entreprit de charger les cinq cents kilos de pasta sur les ânes. Une paysanne apporta encore un petit sac “plein de petits papiers verts” qu'elle avait trouvé sur les lieux de l'accident. Les Colombiens ont pu ainsi rejoindre Huanico au petit matin et profitèrent du passage d'un camion pour rejoindre Cajamarca. On n'entendit évidemment plus jamais parler d'eux, si ce n'est dans les conversations des gens de Tincayoc, scandalisés d'un tel manque de parole. La police arriva plusieurs jours plus tard et dut se contenter d'enregistrer les déclarations. J'ai entendu plusieurs fois parler de cette anecdote et j'ignore dans quelle mesure on peut en croire tous les détails. Par contre, m'assura l'infirmière, il y a bien eu un procès-verbal signé entre les Colombiens et les gens de la communauté : elle l'avait vu de ses yeux !

Le chauffeur de la camionnette arriva avec un collègue et c'est sans trop de peine qu'il se laissa convaincre que son modeste Pick-up Toyota arriverait sans problème à loger tout le monde. Trois habitants de l'endroit se joignirent à nous et ce sont finalement treize personnes qui s'entassèrent dans le véhicule. Laissant les femmes et les personnes les plus âgées se serrer dans la cabine, j'essayai de m'aménager une petite place sur le pont. Nous avons laissé derrière nous Tincayoc pour entamer la partie la plus dangereuse de ce périple : le retour à San Marcos, dans un véhicule conduit par un chauffeur ayant “acheté” son permis il y avait moins d'un mois ! Après cinq minutes de route, le Pick-Up s'arrêta pour laisser monter un homme dans la quarantaine et qui nous assura “qu'il y avait toujours de la place en se serrant un peu”. Nous nous serrâmes encore un peu plus et le voyage reprit. J'avais estimé à trois heures et demi le temps qui nous séparait de San Marcos et nous arrivâmes à Jose Sabogal, alors que la nuit commençait à tomber.

Les agents de police de ce gros village nous arrêtèrent en nous demandant si nous pouvions emmener à San Marcos un paysan avec son jeune fils qui s'était planté une épine dans l'oeil. Tous mes compagnons expliquèrent qu'il n'y avait plus de place et l'homme qui nous avait assuré “qu'il y avait toujours un peu de place si on se serrait un peu” insista en disant qu'on n'arriverait même plus à charger un cochon d'Inde ! C'est la remarque et l'hypocrisie de ce dernier qui m'incita à rappeler le paysan qui s'éloignait déjà, son enfant dans les bras. Je m'assis sur le rebord de la carrosserie, un pied à l'intérieur et l'autre appuyant sur le pare-chocs et l'homme s'installa tant bien que mal là où j'étais auparavant. La camionnette s'ébranla à nouveau et le paysan nous raconta l'accident qui avait eu lieu en début d'après midi : l'enfant en jouant avait trébuché et chuté sur une branche de Huallango, dont une des épines était venue se ficher dans son oeil. L'infirmière du poste de santé n'avait rien pu faire et avait dit de conduire le gosse à Cajamarca, directement. Nous regardâmes nos montres et calculâmes qu'il pouvait encore arriver ce soir à Cajamarca, par le bus de “l'Atahualpa” qui passait à neuf heures à San Marcos. Mais il lui fallait auparavant passer par le poste de santé pour que le médecin local rédige un ordre d'internement destiné à l'hôpital de Cajamarca, sans quoi on ne l'accepterait pas. Mais, insistèrent mes compagnons : ne laissez pas le médecin toucher à votre gosse car il est capable de l'éborgner par maladresse ! Le paysan acquiesça gravement et puis, après un instant de silence, reprit avec un ton d'excuse :

- Non, il faut pas qu'il lui fasse du mal. Vous comprenez, c'est un garçon et il commence à aider aux champs ! Cela aurait été une fille…

Mes compagnons poussèrent des exclamations horrifiées et pour ma part je ne pus m'empêcher de penser “Ah le con !”

Je me calmai peu après en me faisant la réflexion qu'il avait éventuellement dit ça sans le penser vraiment, seulement pour s'excuser d'une sensiblerie qu'il jugeait peut-être indigne de sa condition de “macho”.

Nous roulions maintenant dans une nuit noire et je partageais mon inconfort avec le soulagement de penser que si notre chauffeur débutant manquait un virage, j'avais au moins une possibilité de sauver ma vie en sautant rapidement du véhicule. Mais l'ange gardien qui avait veillé sur nous depuis plus d'une semaine ne nous abandonna pas et à huit heures et demi, nous arrivions sains et saufs à San Marcos.


Huit jours de balade le long du Marañón ne se résument malheureusement pas si facilement et il y aurait probablement encore beaucoup à dire sur cette région. J'espère que j'aurai l'occasion d'y retourner et de vous en raconter davantage…

Olivier Klopfenstein
San Marcos, le 12 octobre 2000

Photos

  • Pereskia humboldtii v. rauhii
  • Peperomia dolabriformis
  • Tingo la Palla
  • Milauya
  • Vue du Rio Crisnejas a partir de Matibamba
  • Peperomia sp.
  • Espostoa sp. - Tingo la Palla
  • Matucana formosa - Matibamba
  • Peperomia sp. (?)
  • Pay-pay
  • Haageocereus sp. - Pay-pay
  • Matucana aurantiaca - Lic-Lic
  • Jatropha sp. ou Cholo - La Lima
  • Vue du Marañon
  • La Pauca - reste de l'hacienda
  • Arrivée à Montevideo en balsa
  • Opuntia macbridei
  • En arrivant à la Lima. Armatocereus (cierge allongé), Browningia (ramifié), Puya
  • Melocactus bellavistensis
  • Matucana formosa (el Puente - Tingo La Palla)
  • Les chutes de Montevideo
  • Vue d'Urpayaco
  • Matucana formosa
  • Matucana myriacantha - La Pauca